Les enquêtes de Julianna Diale - Tome 1
Des îles et des ombres
L'HISTOIRE
On n’est pas sérieux quand on a 18 ans, mais on peut tout de même avoir de sérieux problèmes.
Une maison mise à sac, un petit frère introuvable, des parents aux abonnés absents et un fichu téléphone satellite braillant la cucaracha. Voilà les seules choses que trouve Héloïse en rentrant chez elle un soir d’avril 2004. Heureusement, sa meilleure amie Julianna Diale et son caractère bien trempé arrivent à la rescousse. Le duo s’embarque alors dans une dangereuse course contre la montre à travers la France et l’Europe pour sauver la famille d’Héloïse.
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Chapitre 42
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Chapitre 43
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Chapitre 44 - Épilogue
– 1 –
Marais Poitevin – Jeudi 15 avril 2004
— Quel fourbe, ce fichu coup de téléphone de 19h04 ! Quand une sonnerie retentit en pleine nuit, on panique. Logique, c’est forcément une mauvaise nouvelle. Mais à 19h04, personne ne se méfie, alors paf ! On décroche. Grave erreur ! Surtout quand vous avez les mains maculées de pâte à gâteau et un chien trop gourmand dans le passage.
Julianna ruminait sa bévue en roulant (un peu trop vite) vers la maison d’Héloïse. Les deux jeunes filles, en Terminale à Niort, étaient amies depuis la Seconde. Aussi, quand Hélo l’avait appelée, affolée, quelques instants plus tôt, Julianna avait préféré perdre son permis de conduire flambant neuf plutôt que laisser son amie dans la panade.
≡≡≡≡≡≡
— Ne me regarde pas comme ça, Anatole ! J’ai fini ma dissert’ de philo, et il ne me reste plus que l’exercice de math pour demain. Ça me prendra maximum dix minutes après le dîner.
Le griffon vendéen se percha sur ses pattes arrière et posa sa tête sur un coin de la table de cuisine, l’air dubitatif.
— Niouc.
— Rho, rabat-joie ! J’aurai bien le temps pendant les vacances. Accorde-moi vingt-quatre heures de répit avant d’entamer les révisions du Bac.
Anatole tortilla ses petites fesses dodues et frisées pour se glisser comme si de rien n’était un peu plus près du moule à gâteau.
— Non ! le sermonna Julianna. Le marbré sera pour mes équipes demain soir. Toi, tu as déjà mangé. Si tu veux t’occuper, va choisir tes jouets pour le voyage, et pose-les à côté de ma valise, dans le couloir.
Le griffon vendéen soupira bruyamment puis sortit de la cuisine, non sans avoir jeté un dernier regard glouton vers le moule à gâteau déjà bien rempli. Une poignée de secondes plus tard, un concert de « tut tut » et autres « pouet pouet » venant du salon annonça l’ouverture du casting des peluches. Les sélections des prétendants au titre de « Joujou officiel de la tournée d’avril 2004 » battaient leur plein. Le match était serré entre l’écureuil borgne, la vache à une corne et le hibou miraculeusement encore intact.
— Plus qu’une couche et ça sera bon. Quant à cette dernière cuillerée, elle est pour moi, ajouta la jeune femme en vérifiant que son compagnon à quatre pattes ne rôdait pas dans les parages.
— Niouc !
— Punaise !
Plus rapide que l’éclair quand il s’agissait de manger, Anatole surgit derrière sa maîtresse et la déséquilibra. Plein d’espoir, le griffon ouvrit grand la gueule, mais Julianna rattrapa in extremis sa cuillère.
— Caramba ! Encore raté ! maugréa le reniflement dépité du basset blanc et beige.
— Bon sang, tu n’en loupes pas une ! rouspéta la jeune fille en nettoyant les gouttes de pâtes à gâteau sur son t-shirt. Ta gourmandise te perdra… ou me tuera en premier. Allez, file dans le salon ! Et emporte ton jouet avec toi !
Déjouant tous les pronostics, l’outsider Bavouille, le bulldog en peluche, avait remporté le voyage en Ardèche. Anatole se détourna avec dédain, prit son doudou et partit bouder sur le canapé.
— Bon, où en étais-je, moi ? Ah oui le préchauff… Nom d’une flûte à bec ! Tous les casse-pieds de la planète se sont donnés le mot ce soir, ma parole ?!
La musique synthétique d’un boléro de Ravel électronique venait de retentir dans la maison. Manquant de trébucher sur Anatole qui essayait de lui lécher les doigts, Julianna pista à l’oreille la sonnerie et réussit à dénicher son portable tombé entre les coussins du canapé. À l’autre bout du fil, Héloïse ne lui laissa pas le temps de dire « Allô ».
— Mes parents vont me tuer !
— Et en version moins mélodramatique, ça donne quoi ? demanda Julianna alors que le bruit d’un moule à gâteau renversé tintait dans la cuisine.
— La maison est saccagée, répondit Héloïse en montant un peu plus dans les aigus à chaque mot.
— Quoi ?! Que s’est-il passé ? Les moutons du voisin ont encore organisé une rave party dans ton salon ?
— Non, cette fois-ci le gang des pelotes de laine est innocent… enfin, je crois. Et ce n’est pas drôle, Yanna ! Nous avons été cambriolés !
Depuis qu’elle avait seize ans, les parents d’Héloïse la laissaient régulièrement seule avec son frère Nicolas, de cinq ans son cadet, pour aller administrer leur hôtel de luxe à Madère. Plusieurs fois chaque année, ils s’absentaient quatre à six semaines en confiant à la jeune fille la responsabilité de faire tourner la maison. En temps normal, Héloïse jonglait plutôt bien entre scolarité et tâches ménagères, mais ce soir, à l’évidence, la situation la dépassait.
— OK, respire à fond, tenta Julianna pour calmer son amie en larmes. J’arrive. Je serai chez toi d’ici 5 minutes. Pendant ce temps, appelle les gendarmes. D’accord ?
Un reniflement sonore lui répondit par l’affirmative avant de raccrocher.
— Quant à toi, affûte ta défense ! rugit l’adolescente en se précipitant dans la cuisine. Dès mon retour, nous aurons une sérieuse discussion au sujet de tes habitudes alimentaires.
Évitant soigneusement le regard furibond de Julianna, Anatole et son museau maculé de pâte à gâteau descendirent nonchalamment de la table. Quand sa jeune maîtresse claqua la porte d’entrée, le voleur à quatre pattes était déjà de retour sur son canapé chéri, allongé de tout son long, le ventre en l’air, ravi de son forfait.
– 2 –
Comme à son habitude, Julianna gara son monospace dans l’impasse donnant sur le jardin de la famille Guimarães, à l’arrière de leur maison.
Isolée au fond d’un hameau du Marais Poitevin, la demeure cossue n’avait pour seuls voisins que deux couples de retraités très âgés et un maraîcher bio. Bien que proches, toutes ces maisons étaient masquées les unes des autres par d’épais doubles rideaux de frênes têtards plusieurs fois centenaires. En ce printemps bien avancé, le vent du soir jouait entre les branches des immenses peupliers qui encadraient les conches. Le bruissement continu des jeunes feuilles obligeait quiconque voulait se faire entendre à hausser sensiblement la voix. Assurément, les cambrioleurs avaient choisi la bonne cible et le bon moment pour ne pas être dérangés.
Le petit portillon noir, niché entre deux haies, n’était jamais verrouillé. Pourtant, ce n’était sûrement pas par ici que les malfaiteurs avaient pu pénétrer dans la propriété. Seuls les initiés arrivaient à déceler cette entrée dissimulée derrière un recoin de noisetier.
Julianna avança à l’aveugle dans l’allée bordée d’arums. La jeune femme remarqua que l’éclairage automatique ne fonctionnait plus malgré le crépuscule. Enfin, ce fut plutôt son genou gauche qui en fit l’amère observation lors de sa rencontre aussi douloureuse qu’imprévue avec la colonne de calcaire soutenant une mangeoire à oiseaux.
Un peu plus loin, Héloïse l’attendait assise, presque prostrée, sur les marches de la terrasse en pierres de taille.
— Ils ont tout retourné. Tout est cassé, expliqua-t-elle d’une voix sourde, les yeux dans le vague. Je n’ai même pas eu besoin de pousser la porte d’entrée en arrivant. Elle était grande ouverte.
— Qu’en dit la gendarmerie ? questionna Julianna en avisant le téléphone portable dans la main de son amie.
— Ils m’ont rembarrée ! fulmina Héloïse.
La jeune fille se releva d’un bond et se mit à arpenter furieusement la terrasse.
— Pardon ?! Et en quel honneur ? sursauta Yanna.
— D’après ce que j’ai compris, il y a eu un carambolage monstre sur l’A10, au-dessus de Saint-Maixent-l’École. Une histoire avec le bus d’un club du troisième âge. Résultat, les gendarmes n’ont aucune patrouille disponible, et leur standard a littéralement explosé.
— Mince, c’est triste pour ces pauvres gens, mais ce n’est pas non plus une fin de non-recevoir pour toi. Les gendarmes priorisent les urgences. C’est normal. T’ont-ils dit dans combien de temps ils pourraient se libérer ?
— Jamais, je pense.
Héloïse se rasseya sur le perron, dépitée. Devant le regard interrogateur de son amie, elle précisa :
— Le type sur lequel je suis tombée ne m’a pas prise au sérieux. Au lieu d’écouter ce que j’expliquais, il m’a demandé mon âge et où se trouvaient mes parents. Je lui ai répondu que j’avais 17 ans, et que ma mère et mon père étaient à Madère pour le travail. Là, il m’a coupé et m’a engueulée. D’après lui, ce n’est pas la peine de téléphoner aux gendarmes pour masquer une fiesta entre potes qui a mal tourné ! Puis il m’a raccroché au nez !
— Oh l’andouille ! lâcha Julianna sidérée, avant de se reprendre. Bon, on va laisser ce très serviable képi se calmer quelques minutes, puis nous le rappellerons. En attendant, montre-moi l’étendue des dégâts.
Héloïse n’avait pas exagéré. L’élégant intérieur de cette maison ancienne rénovée avec goût n’était plus que l’ombre de lui-même. Aucune pièce n’avait été épargnée. Partout, des livres, des documents, des vêtements, de la nourriture… jonchaient le sol. Quelques cloisons avaient même été éventrées ! Dans l’arrière-cuisine, Julianna et son genou douloureux eurent la confirmation de ce qu’ils avaient noté dans le jardin : le compteur électrique était en miettes. À côté de lui, le câble du téléphone relié au système d’alarme se balançait lamentablement, sectionné. Les intrus s’étaient servis de la masse et des cisailles qui gisaient toujours au pied de leurs victimes.
En montant à l’étage, Héloïse ne put s’empêcher de ramasser quelques photos de famille. Leurs cadres avaient été explosés à l’aide d’un gros fossile d’ammonite pris sur une étagère. Julianna se troubla devant les visages souriants sur ces clichés.
— Hélo, où se trouve Nicolas ? Ton frère devrait être rentré du collège depuis longtemps, non ?
– 3 –
Biiip, biiip, biiip…
Chaque sonnerie du téléphone voyait se crisper un peu plus fort les doigts d’Héloïse autour du combiné. Les appels répétés sur le portable de Nicolas s’étaient tous soldés par un très agaçant : « Votre correspondant est actuellement hors réseau. Merci de renouveler votre appel ultérieurement. »
Une boule d’angoisse grossissait dans la gorge des deux jeunes filles. Et si Nicolas était tombé sur les cambrioleurs en rentrant chez lui ?
— Gardons notre calme, relativisa Julianna. Tête en l’air comme il est, ton frère a peut-être encore loupé son bus pour revenir au village. Appelle le collège !
Au bout du fil, l’intendant confirma leurs craintes. Plus aucun élève ne se trouvait dans l’établissement depuis plus d’une heure.
— Il reste une possibilité, Hélo. As-tu le numéro de téléphone d’un des copains de Nicolas ?
Comme souvent en milieu rural, les arrêts de bus n’étaient pas légion. Les cars scolaires ne desservant qu’une petite partie du parcours des collégiens, beaucoup d’entre eux étaient contraints de finir leur trajet vers leur domicile à scooter ou à vélo sur des routes peu sûres, surtout la nuit. Les accidents n’étaient pas rares. Julianna se raccrochait à cette possibilité, sombre certes, mais moins que le sourd pressentiment qui lui tenaillait le ventre.
— Résumons-nous, reprit-elle en faisant les cent pas devant Héloïse assise au bas de l’escalier. Le pote de Nico vient de nous confirmer qu’ils étaient ensemble dans le car, puis que ton frère a récupéré son vélo à l’abribus pour rejoindre votre maison. Or, Nicolas n’est jamais arrivé ici. S’il était encore sur la route, je l’aurais doublé en venant. Impossible de rater son vélo rouge flashy, même stationné sur le bas-côté ou glissé au fond d’un fossé.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On rappelle la gendarmerie. Là, c’est bien plus grave qu’une banale maison mise à sac !
≡≡≡≡≡≡
Julianna resta quelques secondes interdite, les yeux rivés sur l’écran du portable.
— Okaaay, avant cet imbécile, je ne savais pas qu’un QI pouvait être négatif.
L’adolescente se tourna vers Héloïse. Les deux amies étaient outrées. Elles venaient de signaler un possible enlèvement d’enfant, et l’opérateur de la gendarmerie les avait envoyées sur les roses. Encore. Avec en bonus cette fois-ci, une menace d’amende pour « fausse divulgation de renseignements ».
— Fausse divulgation de renseignements, répéta Hélo. Je ne sais même pas ce que ça veut dire.
— C’est un nom pompeux pour « fausse alerte ».
— Qu’est-ce qu’il en sait d’abord ? Si on se trompe, et je le souhaite de tout coeur, j’assumerai ma bêtise. Mais lui, derrière son téléphone, comment peut-il l’affirmer sans vérification ?
— Ce gars n’a même pas pris le prénom de ton frère ou son signalement.
— C’est scandaleux !
Héloïse fit une pause pour réfléchir. Elle tournait en rond sur la terrasse en triturant nerveusement ses longs cheveux blonds.
— Que fait-on maintenant, Yanna ? demanda-t-elle à cours d’idées.
— On attend 5 minutes, puis on rappelle… encore… et encore… Avec un peu de chance, nous tomberons sur un gendarme différent. Et si l’autre Prix Nobel fait de nouveau obstruction, on file à Niort gueuler dans le bureau de son supérieur.
— Mais tu as entendu ses menaces si nous retéléphonons, objecta son amie.
— Et alors ? Au pire, qu’est-ce qu’on risque ? Un débarquement de gendarmes ? C’est exactement le but, non ?
— Mouais, pas faux, opina Héloïse.
L’adolescente retrouvait un peu le sourire devant le courroux de Julianna. Le pauvre pandore ne se doutait pas ce qui l’attendait si l’ouragan de force 5 Yanna lui tombait sur le poil.
— En attendant, faisons le tour de la maison pour voir s’il manque quelque chose ou si nous dénichons un indice, trancha la tempête humaine, habituée à prendre en main les opérations.
– 4 –
L’obscurité gagnait du terrain et compliquait un tantinet les recherches. Héloïse entreprit de fouiller à tâtons la chambre de ses parents, tandis que Julianna rassemblait les centaines de documents disséminés aux quatre coins de la mezzanine faisant office de bureau. Vus de là-haut, les ravages dans le salon étaient effarants. Un vrai désastre. Plus une seule étagère encore debout. Une vitrine de souvenirs de voyages avait explosé en heurtant le carrelage, projetant du verre jusque dans l’âtre de l’immense cheminée deux fois centenaire. Les coussins du canapé et des fauteuils avaient été méticuleusement éventrés au couteau.
— Vu l’angle étrange des incisions, la lame était tenue de la main gauche, nota machinalement Julianna, en se souvenant de son gaucher de père décortiquant le traditionnel poulet rôti du lundi.
Levant les yeux vers le plafond, la jeune femme constata avec stupéfaction qu’un bas de pyjama en soie rose avait fini sa course accroché au beau milieu de la poutre maîtresse, à huit mètres du sol. Comment ? Mystère.
— Une vaine tentative de fuite du malheureux vêtement peut-être ?
Julianna sentit une présence dans son dos. Héloïse était de retour. La jeune fille haussa les épaules. Ses recherches à elle aussi s’étaient avérées infructueuses. Hélo ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se figea. Julianna aussi. Des bruits de pas légers roulaient sur les graviers de la cour avant.
Instinctivement, Julianna plaqua son amie tétanisée sur la moquette de la mezzanine. Depuis leur cachette derrière le lourd bureau d’ébène renversé, les jeunes femmes tendirent l’oreille : deux personnes avançaient à pas comptés vers la maison.
Julianna tendit le cou et aperçut deux ombres par les portes-fenêtres du salon. Un frisson lui parcourut l’échine. Deux hommes. De sacrés morceaux d’ailleurs ! Taille demis de mêlée… et armés !
— Ce sont peut-être les gendarmes, chuchota Héloïse.
— J’en doute. La loi les oblige à s’annoncer quand ils arrivent, je crois. Et je n’ai vu aucun gyrophare. Ils…
Sa phrase resta en suspens. Un détail venait de lui sauter aux yeux : la première ombre tenait son arme de poing de la main gauche. Avec seulement 15 % de gauchers dans la population générale, la coïncidence n’en était sûrement pas une.
Héloïse perçut le trouble de son amie, et se mit à trembler violemment. Julianna lui plaqua une main sur la bouche, mais ça ne suffit pas. Son souffle précipité allait alerter les deux intrus. Yanna s’allongea alors sur Hélo, et glissa son autre bras autour de sa tête pour mieux la maintenir. Peu à peu, la respiration de Héloïse se calma. Son corps se détendit, et, d’un regard, elle confirma à Julianna que la crise d’angoisse était passée.
Pendant ce temps, les ombres s’étaient glissées plus loin le long de la façade. Un léger grincement se fit entendre. Deux petits couinements bizarres, l’un aigu, l’autre grave.
— La porte vitrée extérieure de la cuisine, reconnut Héloïse.
Aussitôt, les bruits de pas rebroussèrent chemin dans la cour. Bien plus rapidement qu’à l’aller. En prêtant attentivement l’oreille, Julianna et Héloïse entendirent même les deux hommes courrir dans la rue. Puis, le silence. Assourdissant, comme disait Aragon. À la fois vide et lourd de menaces.
Toujours allongée immobile sur la mezzanine, Julianna ne trouvait pas de réponse à la question qui tournait en boucle dans sa tête.
— Pourquoi sont-ils repartis aussi précipitamment ?
En une fraction de seconde, les regards des deux amies se croisèrent et arrivèrent à la même conclusion :
— Et s’ils avaient posé une bombe ou un truc du genre ?
La seconde suivante, les adolescentes étaient sur leurs deux jambes et dévalaient les escaliers. In extremis, Julianna rattrapa Héloïse par le bras alors que celle-ci s’apprêtait à franchir le seuil de la porte d’entrée.
— Stop ! Ils sont peut-être toujours dans la rue. Sortons par l’arrière.
— Tu es dingue ! protesta Héloïse. Il faut passer devant la cuisine !
— Pas le choix, répondit Julianna en poussant son amie vers le couloir. C’est la bombe ou leurs flingues. Allez, cours !
Héloïse accéléra la cadence en passant devant la porte de la cuisine.
— Pas mal pour quelqu’un qui déteste l’EPS, songea Julianna admirative.
Elle-même aurait aimé en faire autant, mais Héloïse la distançait déjà de cinq bons mètres.
En doublant à son tour la cuisine, Julianna risqua un coup d’œil par la porte restée grande ouverte. Elle stoppa aussitôt sa course folle, et revint sur ses pas. Yanna prit le temps de comprendre ce qu’elle regardait.
— Héloïse, lança-t-elle à son amie, qui s’échinait à dégager une des portes arrière coincées par un guéridon renversé. Laisse tomber.
— Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu me chantes ? Viens plutôt m’aider !
— Non, toi, viens là.
— Mais…
— Viens, je te dis. Tu as amélioré ton temps aux 100 mètres pour rien.
– 5 –
Intriguée, bien que pas tout à fait rassurée, Héloïse jeta à son tour un œil vers la cuisine.
— Qu’est-ce que…
— Un téléphone satellite, la coupa Julianna.
Trônant à l’autre bout du grand plan de travail carrelé, un téléphone gris avec son antenne caractéristique les toisait du haut de ses 25 centimètres.
— J’imagine qu’il n’est pas à vous, anticipa Julianna.
— Non, nous n’en avons jamais eu, répondit Héloïse en songeant qu’un tel engin aurait eu son utilité lorsque le moteur de leur bateau avait rendu l’âme en pleine mer, au large de Praia da Calheta, l’été dernier.
Comme fascinée par cette étrange apparition dans son cadre quotidien, Héloïse s’avança pour se saisir du combiné.
— Non, Hélo ! Ne t’approche pas de la porte vitrée, tenta de la retenir Julianna. Ils nous observent peut-êt…
Elle ne finit pas sa mise en garde. Dès qu’Héloïse eut pris le téléphone en main, la sonnerie de celui-ci retentit.
— La cucaracha, vraiment ? pensa Julianna en haussant un sourcil, avant d’ajouter amèrement à voix haute : au moins maintenant, nous sommes sûres d’être observées.
— Qu’est-ce que je fais ? paniqua Héloïse en fixant l’appareil comme s’il s’agissait d’un cobra royal.
— Eh bien, réponds. Au point où on en est…
— Quoi ?! Mais…
— Allez, vas-y. Ils vont s’impatienter. Ou pire. Ces mecs pourraient revenir nous parler face à face.
Le frisson qui lui descendit de la nuque jusqu’aux orteils acheva de convaincre Héloïse. Lentement, elle décrocha et appuya sur le bouton du haut-parleur.
— Ce n’est pas trop tôt, gronda une voix extrêmement grave. Ton crétin de frangin et la saleté qui te sert de mère sont en notre compagnie. Il ne leur arrivera rien tant que tu feras ce que nous te demandons. Tu as compris ?
— …
— Évite de me faire répéter ! Dernière chance, est-ce que tu es prête à nous aider ?
— Oui… oui oui, bafouilla Héloïse. Je vous en prie, ne leur faites pas…
— La ferme ! Les ordres, c’est moi qui les donne ici, aboya la voix, puis, radoucie : alors dis-moi où se trouve ton père, Gérard.
— A… avec ma mère, à Madère.
— Faux ! Tu viens de griller ton seul joker. Ta prochaine réponse a intérêt à être la bonne.
— Mais je vous le jure, gémit Héloïse. Ils sont tous les deux là-bas !
— C’est un mensonge, et tu le sais ! Dommage, ton frère devait tenir à son oreille droite…
Un cri étouffé et des bruits de lutte retentirent dans le haut-parleur, aussitôt suivis par le claquement d’une gifle magistrale.
— Nicolas !
Julianna aurait reconnu cette voix tout juste adolescente entre mille. L’homme au téléphone ne bluffait donc pas.
— NON ! Ne le touchez pas, ou…
— Ou quoi, fillette ? siffla le ravisseur. Tu viens me faire ravaler mes dents, c’est ça ?
— Non, je… enfin, ce n’est pas… bafouilla Héloïse.
— Mouais, j’aime mieux ça… Je vais être sympa, et te laisser une ultime chance avant de te renvoyer ton frère dans une boîte de puzzle. Où ton père a-t-il planqué ce qu’il nous a volé ?
Héloïse resta interloquée. Jamais son père n’avait volé quoi que ce soit ! Où cet homme voulait-il en venir ?
— Volé ? Mais quoi ?
— Pas de bol, mauvaise réponse, répondit placidement la voix, avant de s’éloigner du téléphone : Alors mon grand, on dirait que ta frangine ne t’aime pas des masses. Dis bye-bye à ton oreille droite…
— NOOON ! hurla Héloïse.
— Alors, mets la main sur ton fumier de père, et rapporte-nous ce qu’il a pris ! À mon prochain appel, je veux des réponses. Dernier conseil : ne parle à personne de notre petit arrangement. C’est une histoire entre toi et moi. À la moindre fuite, c’est ton frère qui trinque.
L’homme coupa la communication aussi abruptement qu’un couperet.
Sous le coup d’une nouvelle crise de tremblements, Héloïse tomba à genoux sur le carrelage. Le clair de lune filtrant faiblement dans la cuisine accentuait la pâleur de la jeune femme. Julianna se précipita pour la soutenir, mais se ravisa immédiatement. Le dernier « conseil » donné par la voix résonnait dans sa tête : « c’est une histoire entre toi et moi ».
— Oh ce n’est pas vrai !? chuchota Julianna pour elle-même.
— Qu’est-ce que tu dis ? bredouilla Héloïse. Je…
— Chut ! la coupa Julianna. Viens me rejoindre dans le couloir. Et laisse le téléphone sur la table.
Héloïse se rapprocha de son amie, loin des regards indiscrets.
— L’homme a dit que “c’est une histoire entre toi et lui”, expliqua Yanna. Il ne sait donc pas que je suis là ! Si les ravisseurs ne m’ont pas vue entrer, c’est qu’ils ne surveillent pas l’arrière de la maison. Nous pouvons donc sortir en sécurité par ce côté et rejoindre ma voiture.
— Ça nous avancerait à quoi ? s’énerva Héloïse. Ces mecs ont ma famille.
— Et ils veulent quelque chose en échange, compléta Julianna. Tu as une idée de ce que c’est ?
— Non, je ne vois pas de quoi ils parlent, se lamenta son amie.
Héloïse se laissa glisser le long du mur, en pleine confusion. Julianna s’accroupit à ses côtés et la serra dans ses bras. Un long silence s’installa, à peine troublé par les sanglots d’Héloïse. Yanna, elle, se torturait les neurones pour assembler le peu d’éléments en leur possession.
— J’ai une idée, s’écria-t-elle soudain. Prenons le problème dans l’autre sens. Si Gérard a piqué quelque chose à ces types, c’est qu’ils ont été en contact avec ton père à un moment donné. C’est une évidence. As-tu une idée de qui sont ces gars ?
Héloïse cogita pendant un long moment, puis, sans prévenir, se releva précipitamment pour grimper quatre à quatre l’escalier menant à la mezzanine.
— Si ces mecs ont un lien quelconque avec mes parents, nous devrions retrouver leur trace dans ces dossiers, expliqua-t-elle à Julianna en désignant le chaos du bureau.
Un quart d’heure de fouilles infructueuses plus tard, les deux jeunes filles durent se résigner. Un nombre considérable de documents, de classeurs et de chemises cartonnées s’était volatilisé avec leurs meilleures chances de comprendre ce qui se passait.
— Évidemment, récupérer les dossiers compromettants aura été leur premier réflexe en retournant la maison, maugréa Julianna. Ces types n’allaient pas nous laisser leur carte de visite.
— Mince, pesta Héloïse assise par terre au milieu d’impressionnantes piles de documents. Si pour une fois ma mère n’avait pas emporté son ordi, j’aurais pu fouiner dedans. Elle y garde une copie de tout ce qui est imp…
— Ta mère ! s’exclama Julianna.
— Quoi ? Où ça ? s’affola Héloïse.
— Non, non, elle n’est pas là, rectifia précipitamment Julianna, désolée d’avoir donné de faux espoirs à son amie. Mais la question est justement : où ?
Héloïse fit une grimace d’incrédulité.
— Ces hommes ont dit qu’ils détenaient ta mère. Or ce matin, au lycée, tu m’as expliqué qu’elle arriverait à Bordeaux par le dernier vol ce soir.
— Oui, et ? interrogea Héloïse qui ne voyait toujours pas où son amie voulait en venir.
— Il n’est même pas 20h ! Ta mère doit toujours être dans l’avion à cette heure-ci !
— Alors… si ça se trouve, c’est du bluff ! conclue Héloïse surexcitée. Vérifions les horaires de vol de Maman. Ils sont affichés sur le frigo.
En moins de trente secondes, les deux amies avaient regagné la cuisine. Le téléphone satellite les toisait toujours avec insolence depuis son bout de table. Julianna resta soigneusement dans le couloir le temps qu’Héloïse inspecte la pièce.
— Alors ? s’impatienta Yanna.
— Je ne vois rien, lui répondit la voix de son amie.
— Essaye avec la lampe de poche de ton portable. Ça ira plus vite.
— Merci du conseil, mais je ne te parle pas de ça, rétorqua Hélo en passant la tête par la porte. J’ai cherché partout. Les horaires d’avions ne sont plus là !
Un silence consterné accueillit la nouvelle. Le choc passé, une seule et unique conclusion s’imposa à Julianna.
— Ces hommes bluffaient au téléphone. Ils ne détiennent pas encore ta mère. Or, maintenant, ils ont l’information qui leur manquait pour la cueillir dès sa descente d’avion.
La jeune femme jeta un œil à sa montre, puis ajouta :
— Ces gars ont aussi une sérieuse avance sur nous. Puisque tu ne peux pas joindre ta mère sur son portable pendant le vol, il faut qu’on file à Mérignac pour la prévenir.
— Et pour les gendarmes ? La voix au téléphone a insisté pour qu’on… enfin que JE ne prévienne personne.
— Ah mince, j’avais oublié la maréchaussée ! On décidera en route. Le temps nous est compté pour arriver à temps à l’aéroport.
– 6 –
Terminal de l’aéroport Bordeaux-Mérignac
— Non mais je n’y crois pas, répéta Héloïse pour la onzième fois depuis leur départ des Deux-Sèvres. Même le lycée nous prend pour des cruches !
— À leur décharge, ils doivent être habitués aux « événements graves dans la famille » comme excuse pour sécher les cours la veille des vacances, relativisa Julianna en doublant un camion sur l’A10.
— Pourtant, en trois ans, j’ai manqué quoi ? Dix jours de cours à tout casser.
— Et moi, aucune des matières auxquelles j’assiste. Bon, c’est vrai que ce ne sont que des TP sciences.
— Le CPE pourrait nous accorder le bénéfice du doute !
— Bienvenue dans ma vie, rigola la jeune conductrice amusée par l’emportement de son amie.
Julianna était surtout contente de voir la combativité d’Héloïse ressurgir. Depuis ce coup de fil à leur lycée pour prévenir de leur absence du lendemain, Hélo déversait toute sa frustration de ne pas être entendue des adultes dans un flot continu de menaces contre le corps professoral et la maréchaussée.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? questionna Héloïse en quittant enfin son portable des yeux.
— J’appelle ça « le principe de la balançoire », répondit doctement Julianna. À notre âge, les adultes nous poussent à être matures et autonomes. Problème, dès qu’on fait un pas en avant et qu’on se comporte en majeur responsable, eux ne nous trouvent pas crédibles et ils nous renvoient en arrière, à une position de gamin. Tu n’as jamais remarqué ? En résumé, entre 16 et 18 ans, nous nous balançons entre deux états. Majeur et responsable ou mineur et totalement crétin. Ajoute à cela que nous sommes des filles et notre crédibilité frôle le négatif au yeux de la moitié de l’Humanité.
Héloïse vit passer dans le regard perdu au loin de son amie toute l’amertume qu’elle s’employait habituellement à cacher derrière son imperturbable sourire de Joconde. Celui qu’elle affichait quelles que soient les circonstances, bonnes ou mauvaises. La sérénité désabusée de ceux que la vie n’a pas épargnés, et qui ont appris à la dure comment relativiser face aux embûches.
Rares étaient ces moments où Julianna glissait une brève allusion à sa situation si particulière. Et plus rares encore étaient ceux où elle se laissait ouvertement aller à la confidence sur le sujet.
Depuis le décès de ses parents quand elle avait 8 ans, Julianna avait grandi plus vite que les enfants de son âge. À sa vie en foyer, s’étaient ajoutées la gestion, et surtout la défense, d’un important héritage. Entre coups bas et autres tentatives de manipulations, nombreux étaient les membres de son trop intéressé entourage qui avaient tenté de mettre la main sur les biens de sa famille. En vain, heureusement. D’ailleurs, Julianna avait su d’emblée à quoi s’en tenir vis-à-vis d’eux. Aucun de ses proches ne s’était porté volontaire pour l’accueillir, même sous la pression du juge. En revanche, l’ouverture du testament avait fait salle comble comme un soir de première. Les bouquets et les félicitations en moins. Les condoléances hypocrites en plus. Finalement, la libération était intervenue deux ans plus tôt que prévu. Le juge des affaires familiales avait accordé à Julianna son émancipation dès son seizième anniversaire. Depuis, elle partageait son temps entre les cours par correspondance, quelques TP au labo du lycée et la gestion d’Utopy Town, son entreprise créée à partir des biens légués par ses parents. Pas encore le Bac en poche et déjà directrice d’une société florissante à 18 ans. Autant dire que les réflexions désobligeantes sur son jeune âge et les remarques sexistes étaient son lot quotidien dans le milieu sans pitié des affaires.
— Nous arrivons à l’aéroport Bordeaux-Mérignac, annonça bientôt Julianna d’une voix d’hôtesse de l’air qui sortit Héloïse de ses rêveries. Merci de garder vos ceintures attachées, de descendre vos pieds du tableau de bord et d’ouvrir grand les yeux pour dénicher une place de parking.
– 7 –
Était-ce l’air glacé de la climatisation ou l’austérité du hall qui stoppa nettes Héloïse et Julianna ? Sûrement un mélange des deux. Toujours est-il qu’en pénétrant dans cette grande nef de verre et d’acier baignée d’une lumière blafarde, les jeunes femmes stoppèrent immédiatement leur course. Le silence de cathédrale ajoutait à leur malaise.
Le vol de Nathalie Guimarães faisait la fermeture de l’aéroport. Les lieux étaient quasiment vides, et la majorité des guichets clos. On avait tamisé la lumière dans toute la moitié droite du hall. Celle des départs. Aucun crissement agaçant de roulettes de valises trop chargées. Pas d’annonce au haut-parleur. La plupart des panneaux lumineux étaient éteints, tout comme les éclairages derrière les rideaux baissés des boutiques.
Seuls deux groupes d’êtres humains hantaient encore l’endroit. À droite, le personnel d’entretien qui s’affairait à remettre en ordre la pagaille laissée par les nombreux voyageurs du jour. À gauche, une petite troupe hétéroclite agglutinée dans un coin de l’aérogare.
« Dong Dong Dong »
Le jingle du haut-parleur fit sursauter Héloïse.
— Aieuh ! Tes ongles, ronchonna Julianna en se massant l’avant-bras.
— Mesdames et messieurs, le débarquement des passagers du vol TP 0432 d’Air Portugal en provenance de Lisbonne va commencer porte 1. Merci de respecter les consignes de sécurité, et ne laisser aucun bagage sans surveillance. Ladies and gentlemen…
Au-dessus des jeunes filles, le tableau des arrivées cliqueta pour laisser apparaître la ligne de lettres blanches sur fond noir signalant l’atterrissage du vol d’Air Portugal.
— Par là ! guida Julianna en pointant les baies vitrées. Nous pourrons assister au débarquement des passagers, et repérer ta mère. Regarde, l’avion roule encore.
Les immenses façades translucides offraient une vue panoramique sur les pistes de l’aéroport de Mérignac. Même en pleine nuit, de puissants spots éclairaient toute l’étendue comme s’il était midi.
L’avion d’Air Portugal, aisément reconnaissable à sa livrée rouge et verte sur fond blanc, venait de stopper son roulage à quelques mètres du hall. Un steward, en costume à veston impeccable, déverrouilla la porte avant et la fit basculer sur le côté. Le ballet parfaitement orchestré des véhicules de piste et du personnel à chasuble orange ou jaune fluo débuta autour de l’appareil. Avec l’habitude d’une manœuvre mille fois répétée, le conducteur de la rampe mobile plaça au centimètre près l’escalier de débarquement en face de la porte. Au même moment, un autre engin bizarre, sans toit mais muni d’un tapis roulant, stationna de l’autre côté de la carlingue, Le petit train à bagages se gara à sa suite. La vue de ce drôle d’attelage fit sourire Julianna. Le mini tracteur et sa myriade de petits wagonnets fascinaient la jeune fille depuis son enfance faite de voyages perpétuels. À chaque vol, elle collait son nez au hublot pour les voir évoluer autour de l’avion.
À l’avant, les passagers commençaient à descendre les marches pour rejoindre à pied le hall des arrivées. Leurs jambes engourdies par les heures de vol rendaient leurs pas mal assurés. Certains passagers, tout juste réveillés, plissaient douloureusement les yeux face au puissant éclairage des pistes.
Une vingtaine de personnes défilèrent avant que la haute silhouette de Nathalie Guimarães se détache dans l’encadrement de la porte. Élégante en toutes circonstances, la mère d’Héloïse portait un chemisier blanc et un pantalon beige taille haute qui mettaient parfaitement en valeur ses longues jambes. Les boucles de ses cheveux bruns coupés au carré voletaient autour de son visage délicatement bronzé par le soleil de Madère.
Son petit sac de voyage en cuir posé sur son avant-bras, Nathalie descendit les marches de l’escalier sans jeter un coup d’œil à l’aérogare.
— Bon sang, il ne faut pas vieillir ! pesta Héloïse. Maman ne me voit même pas !
Pourtant, dès que sa mère était sortie de la carlingue, la jeune fille s’était lancée dans de curieuses gesticulations faisant hésiter Julianna entre une chorégraphie de hip-hop post-moderne ou une crise d’épilepsie.
Enfin, Nathalie leva machinalement les yeux vers les baies vitrées. En trois secondes Julianna vit passer trois émotions différentes dans le regard de la mère d’Héloïse. Tout d’abord, la surprise d’y reconnaître sa fille en compagnie de sa meilleure amie. Puis, le mécontentement en réalisant que ces demoiselles étaient venues la chercher à 22h30 une veille de lycée. Et finalement, la panique en comprenant qu’il avait dû se passer quelque chose de grave pour que sa fille et sa meilleure amie soient venues la chercher à 22h30 passées, à 200 kilomètres de la maison, un jeudi soir et, semblait-il, sans Nicolas ! Julianna pouvait littéralement voir les pièces du puzzle s’ajuster dans son cerveau. Instinctivement, Nathalie pressa le pas vers l’aérogare tout en fouillant son sac à la recherche de son téléphone portable éteint. Arrivée à la porte, l’écran de son smartphone affichait une demi-douzaine d’appels en absence et le double de SMS non lus. Héloïse n’avait pas ménagé son forfait.
— Tu avais raison ! se réjouit Héloïse en sautant au cou de son amie. Ces ordures ont bluffé. Ils n’ont pas Maman !
— Oui, mais ils ont ton frère, rappela gravement Julianna. J’espère que ta mère pourra nous expliquer ce qui se passe. Allons l’attendre porte 1.
≡≡≡≡≡≡
Héloïse avait rejoint le petit groupe massé devant la porte n°1 de l’aérogare. Un peu à l’écart, Julianna, l’oreille vissée à son portable, profitait de l’attente pour négocier la garde d’Anatole avec ses voisins.
— Allô ? Bonsoir Jacqueline. Vous avez eu mon message ? Je suis désolée de vous prendre au dépourvu. J’ai une urgence. Ça ne vous gêne pas de garder Anatole quelques heures ? Parfait. Ses affaires sont déjà dans le couloir de l’entrée. Il y a tout pour plusieurs jours. Nourriture, jouets, harnais, laisse, et son matelas. Merci beaucoup. Oh, je ne vous entends plus. Il y a trop de bruit autour de moi. Encore merci et bonne soirée.
Un flot de voyageurs venait d’engloutir le groupe devant la porte. Julianna perdit de vue Héloïse. La jeune fille rangea son téléphone et joua des coudes pour rejoindre son amie au cœur de la cohue.
La horde de voyageurs et de familles venues les accueillir se dissipa aussi soudainement qu’elle était apparue. Le vacarme des cris, embrassades, larmes, et autres exclamations suraiguës de retrouvailles qui avait salué l’ouverture des portes du hall des arrivées, laissa peu à peu place à un silence pesant.
Héloïse, la main serrée dans celle de Julianna, scrutait désespérément les portes désormais closes. Sa mère ne les avait pas franchies.
– 8 –
Déjà, le numéro de vol s’effaçait du tableau des arrivées. Aucun doute possible : le débarquement était bel et bien terminé.
— Non, murmura Héloïse avant de laisser exploser sa frustration et son angoisse. Ce n’est pas possible ! Maman était là. Là, sous nos yeux !
Héloïse se laissa glisser à terre le long de la jambe de Julianna.
— Hop hop hop, jeune fille. On se ressaisit. Ce n’est pas le moment de flancher.
D’autorité, Julianna remit Héloïse sur ses pieds, la secoua par les épaules, et la poussa en avant. Les deux amies coururent jusqu’au guichet de la compagnie et tambourinèrent au rideau métallique qui venait de s’abaisser juste devant leur nez. Derrière celui-ci, la lumière était allumée et deux ombres s’agitaient. Après un moment qui leur parut une éternité, une femme releva à moitié le rideau. Elle ne semblait pas enchantée de devoir rouvrir boutique. Sans lui laisser le temps d’articuler le moindre mot, les deux jeunes filles expliquèrent pêle-mêle qu’une femme avait disparu. Enfin cette femme était là, puis n’y était plus. Oui bon, elles l’avaient d’abord cru disparue, puis elles l’avaient vue et maintenant cette femme avait réellement disparu.
L’agent d’escale d’Air Portugal avait de la bouteille. Preuve en est, elle réussit à comprendre presque tout ce qu’Héloïse et Julianna lui racontèrent. Tout, mis à part un point.
— Je suis désolée, jeunes filles. Il n’y a plus aucun passager dans l’aérogare. Vous avez simplement dû louper votre mère, mademoiselle. Demandez aux taxis garés devant l’entrée du hall. D’ailleurs, l’aéroport va fermer. Vous devriez vous diriger vers la sortie.
Joignant le geste à la parole, l’employée commença à rabaisser le rideau. Julianna eut juste le temps de glisser un présentoir de flyers sous le volet métallique pour empêcher la clôture du guichet.
— S’il vous plaît, madame, supplia Héloïse. Nous avons assisté au débarquement. Maman est sortie de l’avion, mais n’est pas arrivée jusqu’au hall. Elle nous a aperçues depuis le tarmac, donc elle ne serait jamais partie sans nous.
La femme fit la moue, puis, après un temps de réflexion, rouvrit en grand le guichet et rappela son collègue qui s’apprêtait à partir.
— Lionel, reviens. On a un problème. Bon, les filles, racontez-moi tout depuis le début une nouvelle fois. Commencez par me donner le nom de votre mère.
≡≡≡≡≡≡
Devant la détresse des deux jeunes filles, le personnel d’Air Portugal se montra des plus diligents. Téléphones en main, les deux agents d’accueil de la compagnie menaient les recherches tambour battant. Fouille méticuleuse des locaux, interrogatoire des hôtesses, du personnel de piste et d’escale… Même les pilotes avaient bien remarqué cette grande femme brune à la cinquantaine élégante qui avait pris place dans leur appareil. Malheureusement, plus aucun autre passager du vol n’était présent pour apporter son témoignage.
Une seule certitude. Nathalie Guimarães avait doublé tout le monde pour être la première à passer les portes d’entrée de l’aérogare côté pistes. Elle avait ensuite bifurqué à droite vers le couloir menant au carrousel à bagages, puis s’était évaporée avant d’avoir franchi les portiques de sécurité des arrivées.
À chaque annonce de recherches infructueuses, Julianna sentait la main d’Héloïse trembler un peu plus dans la sienne. L’agaçante manie de Lionel, l’agent d’escale, de répéter « Bizarre, ce n’est vraiment pas normal » n’arrangeait rien à la nervosité des jeunes filles, et surtout à l’exaspération de Julianna. Bien sûr que la situation n’avait rien de normal. Ce n’était pas normal de perdre une passagère comme ça. Qui plus est deux ans et demi après le 11 Septembre 2001. Les aéroports étaient mieux protégés que les banques ! Et non, Monsieur Lionel, ce n’était pas en le répétant que ça allait s’arranger comme par magie.
Julianna se plaça un peu en retrait de toute cette agitation pour laisser retomber sa colère. De loin, elle examina l’étrange ballet qui se jouait derrière le comptoir de la compagnie Air Portugal. Quelque chose clochait. Lionel et sa collègue Florence, en uniformes impeccables, se concentraient sur leurs écrans d’ordinateurs. Des téléphones sonnaient tous azimuts. Des responsables en chasubles fluos, talkies-walkies en main, allaient et venaient pour porter des nouvelles. Non. C’était autre chose. La jeune fille mit plusieurs minutes à comprendre. Ce n’était pas ce qu’elle avait sous les yeux qui détonnait, mais ce qui ne s’y trouvait pas.
Le grand absent était une grande absente : la sécurité de l’aéroport. Alors que, dans cette ambiance post attentats, il devenait évident que la sûreté d’un grand aéroport français présentait au moins une faille majeure, aucun brassard orange de la sécurité n’avait encore fait son apparition.
— Et la vidéosurveillance ? lança Julianna depuis son coin de hall.
— Hein, quoi ? marmonna Florence sans lever les yeux de son écran.
— La vidéosurveillance, insista la jeune fille en détachant chaque syllabe au rythme de ses pas vers le comptoir. C’est bardé de caméras ici. Une d’elles a forcément enregistré quelque chose.
Les deux employés sursautèrent, piqués au vif.
— C’est vrai que nous n’avons pas de retour de la sécu, glissa la femme d’une quarantaine d’années à son collègue. Rappelle-les.
— Ça sonn… Oh euh… Bonsoir Monsieur. Compagnie Air Portugal. Nous venons aux nouvelles. Je… Oui… Ah d’accord. Très bien merci.
En raccrochant, l’agent d’escale afficha son sourire le plus rassurant et le moins forcé possible pour préciser aux deux amies :
— Les responsables de la vidéosurveillance cherchent votre mère. La photo de son passeport leur a été transmise. Grâce à la reconnaissance faciale, ils peuvent identifier et suivre n’importe qui partout dans l’aéroport. Nous aurons rapidement une réponse.
Les minutes s’égrènèrent sans plus de nouvelles.
— Ça prend un temps fou, soupira Julianna en regardant sa montre. Il est presque 23h10. Chaque minute que nous perdons ici, c’est autant d’avance pour les ravisseurs de ton frère.
Héloïse grogna un juron. Son humeur avait définitivement changé de camp pour rejoindre le côté obscur et l’exaspération de Julianna. Habituée à diriger les nombreux collaborateurs de sa société, cette dernière rongeait son frein. Chaque coup d’œil jeté en douce par le pourtant très affairé Lionel avait l’effet d’un coup de canif dans le peu de patience qui lui restait. La jeune femme craqua en observant le reflet dans la vitre placée dos à l’employé. Ses doigts pianotaient sur le clavier, mais rien ne bougeait à l’écran. L’homme jouait au mime pour ne pas avoir à leur parler.
— Est-ce qu’au moins vous pouvez vérifier si Madame Guimarães a récupéré ses bagages en soute ? questionna sèchement Julianna.
La jeune femme passait en revue tout le cheminement d’un voyageur au débarquement.
— Malheureusement non. Ce sera à la vidéosurveillance de le déterminer. Nous savons juste que ses deux valises ont été scannées en sortie de soute.
— Ces valises sont peut-être en attente quelque part. Puisque la sécurité nous fait mariner, pourriez-vous nous autoriser à vérifier le carrousel à bagages, s’il vous plaît ? Ce sera plus productif que de faire du mime sur un clavier.
La pique de Julianna fit mouche. L’agent d’escale pâlit un quart de seconde, mais se ressaisit plus vite que prévu.
— Une nouvelle fois, je suis désolé. C’est une zone de haute sécurité. Les personnes extérieures à la compagnie ou l’aéroport n’y sont pas admises.
— On a vu la HAUTE qualité de ta zone de HAUTE sécurité, Lionel… grinça Héloïse, bien décidée à ne plus prendre de gants.
L’homme lui répondit par le sourire le plus hautain et condescendant qu’un lord anglais puisse esquisser.
L’espace d’une demi-seconde, Julianna et Héloïse oscillèrent entre l’envie d’étrangler Lionel avec sa cravate parfaitement nouée, ou tout bonnement forcer la porte du carrousel à bagages à coups de chaises.
L’apparition opportune d’une patrouille Sentinelle doucha instantanément les projets criminels des deux amies. Bérets rouges vissés sur la tête, les trois soldats, une femme et deux hommes, étaient équipés comme des porte-avions. Leurs regards balayaient chaque centimètre carré de l’aérogare. Un bref instant, les yeux de celui qui commandait le trinôme se posèrent sur Julianna. La jeune fille se sentit scannée de la tête aux pieds, presque mise à nue. Instinctivement, elle resserra sa veste autour d’elle, et se détourna de ce géant blond aux yeux émeraude qui dominait l’assemblée d’une bonne tête. Héloïse frissonna devant les impressionnants fusils des militaires. L’image des armes aperçues plus tôt ce soir-là entre les mains des ravisseurs de Nicolas lui revint comme une grande gifle en pleine figure. Effet dissuasif garanti. À la réflexion, mieux valait garder les idées claires et procéder avec calme.
Héloïse et Julianna échangèrent un regard entendu. Pas besoin de mots. Leur stratégie était au point depuis un paquet d’années.
Julianna s’éloigna pour laisser faire l’artiste.
— Prenez un homme adulte de 80 kg en moyenne…
Plongeant son regard au fond de celui de Lionel, Héloïse dégaina son arme secrète. Ses redoutables yeux de chien battu. Les cockers les plus aguerris mettaient une bonne décennie à atteindre ce niveau de maîtrise. L’agent d’escale bredouilla quelques arguments sécuritaires en tentant de détourner la tête, mais il n’arriva pas à s’arracher au magnétisme d’Héloïse. Les secondes défilèrent.
— Laissez mariner quelques minutes à feu doux…
Le visage de Lionel trahissait un débat interne des plus vifs. Julianna pouvait presque distinguer un petit ange et un mini démon se chamailler depuis chacune des épaules de l’agent. Enfin, la digue céda.
— Arrêtez la cuisson, quand le cœur est fondant.
Lionel porta la main au trousseau de clés accroché à sa ceinture… mais le retour inopiné de sa collègue lui rendit tout son aplomb.
— Non, jeune fille. C’est un non ca-té-go-ri-que.
— Tu n’aurais pas dû dire cela, mon gars. 3, 2, 1…
Pas du genre à se laisser abattre, Héloïse fixa l’homme de plus belle. Sans un mot. Ses paupières se plissèrent légèrement. Ses yeux se mirent à briller, humides. Une larme glissa le long de sa joue. Puis une deuxième. Et enfin un flot intarissable inonda le visage d’Héloïse.
— Et l’Oscar du prix d’interprétation féminine de l’année est décerné à…
Les deux employés d’Air Portugal se décomposèrent totalement. Leur règlement venait de se diluer dans les larmes de détresse sde cette pauvre jeune fille.
— De détresse… Pauvre jeune fille… Ben voyons !
D’où elle se trouvait, Julianna voyait son amie enfouir derrière son étole un sourire malicieux.
— Vous avez gagné. Suivez-moi. Cinq minutes. Pas plus.
– 9 –
Un peu inquiet, l’agent d’escale d’Air Portugal passa prudemment la tête par la porte. Sa main droite tâtonna jusqu’à l’interrupteur décidément toujours placé trop loin. Avec leurs légers cliquetis caractéristiques, une dizaine de néons fatigués clignotèrent quelques secondes avant d’inonder de leur lumière crue la salle de récupération des bagages.
Aussi peu chaleureux que le reste de l’aérogare, ce vaste hall rectangulaire tout d’acier gris et de vitres dépolies ne contenait en tout et pour tout qu’un imposant carrousel à bagages en forme de U. En temps normal, les valises des passagers glissaient d’une trappe située à deux mètres de haut au fond de la salle, puis serpentaient lentement entre les voyageurs sur un long ruban de caoutchouc épais.
Julianna et Héloïse bousculèrent leur accompagnateur et ses deux collègues restés dans l’embrasure de la porte, puis quadrillèrent toute la pièce pour en inspecter le moindre recoin. Peine perdue. Elle était vide. Personne en vue, et aucune valise sur le tapis roulant.
— Vous voyez. Je vous l’ai dit. Il n’y a rien ici, conclut Lionel en poussant les jeunes femmes vers la sortie.
— Pourriez-vous relancer le tapis, s’il vous plaît ? supplia Julianna. Juste pour vérifier. Ça ne vous prendra que deux minutes. Après, nous vous laisserons tranquilles. Promis.
— Je vous en prie, renchérit Héloïse, ses yeux à nouveau humides plongés dans ceux de Lionel.
— D’accord, mais c’est votre dernière faveur. Et vous, arrêtez de faire ce… truc avec vos yeux !
Lionel fit signe à un de ses collègues qui avança vers la base du tapis roulant, déverrouilla une petite armoire électrique et appuya sur un gros bouton vert lumineux. Aussitôt, un moteur se mit à vrombir sous la machine. Le ruban de caoutchouc en U trembla et couina en tentant vainement de se mettre en branle. Le moteur crachota, ronfla plus fort, rugit de plus belle, puis cala, à bout de souffle.
— C’est un dysfonctionnement courant sur ce type de machine, observa Lionel désabusé face à un problème de plus à gérer avant de rentre chez lui. Celle-ci commence à accuser son âge.
— Mouais, à mon goût, il y a eu trop de bizarreries ces temps-ci, marmonna Julianna en enlevant son blouson.
— Eh ! Mais qu’est-ce que vous faites ?! Redescendez immédiatement !
Trop tard. Julianna escaladait le carrousel à bagages, sans se préoccuper des injonctions de son escorte. Esquivant la grande paluche qui essayait de la couper dans son élan, la jeune fille atteignit l’ouverture occultée par des bandes de caoutchouc noir d’où glissaient habituellement les valises. Elle s’agenouilla devant la trappe obscure, passa son bras droit à l’intérieur et tâtonna à l’aveugle.
— Il y a quelque chose de coincé, annonça Julianna en tirant sur l’objet de toutes ses forces. Ah, je crois que ça vient… oui… voil… Et mince !
L’obstacle cassa net dans sa main. Emportée par son effort, la jeune femme tomba à la renverse et s’étala de tout son long sur le carrousel, la tête en bas.
— Pour la note artistique, on repassera, lâcha-t-elle en se relevant précipitamment.
— Ça va. Rien de cassé ? pouffa Héloïse.
— Rien de grave. Juste ma dignité en miettes. Et ce truc aussi, ajouta Julianna en découvrant l’objet dans sa main.
Un talon d’escarpin rouge.
Héloïse saisit si vivement le morceau de chaussure qu’elle en griffa la paume de son amie. Aussi pâle qu’un fantôme, la jeune fille fixait le talon cassé en tremblant.
— Tu le reconnais ? l’interrogea doucement Julianna.
Héloïse essaya d’articuler une réponse, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle se contenta d’un hochement de tête affirmatif.
Aucun membre de la compagnie aérienne ne songea à retenir Julianna quand elle escalada une nouvelle fois le carrousel. Replongeant son bras jusqu’à l’épaule à travers la trappe, la jeune fille en ressortit le reste de la chaussure. Un escarpin en velours rouge sombre. Un modèle de luxe, méchamment entamé par les rouages du tapis mécanique.
Redescendant de son perchoir, Julianna tendit sans un mot l’escarpin à son amie. Nouvel hochement affirmatif.
— Je crois que le carrousel devrait fonctionner maintenant, suggéra la jeune fille à l’agent près de l’armoire électrique.
À peine ce dernier eut-il rappuyé sur le gros bouton vert qu’un grincement sinistre s’échappa de la trappe, bientôt suivi de quelques hoquètements, et enfin du ronronnement plus doux d’une mécanique qui a repris son rythme habituel. Tendant l’oreille, Julianna et Héloïse identifièrent un bruit de plastiques qui s’entrechoquent. Un bagage arrivait.
Encore un hoquet, et la machine recracha soudainement un flot d’affaires disparates. Vêtements et sous-vêtements emmêlés. Shampoing affrontant en duel un tube de dentifrice. Un peigne enchevêtré dans une paire de collants définitivement fichue… Le second escarpin fit son apparition. Et enfin la valise elle-même. Éventrée. Le cadenas avait résisté, alors les pilleurs avaient lacéré les parois en toile pour atteindre le contenu.
Un à un, toujours sans mot dire, Héloïse collecta les objets recrachés par la machine, comme on recueille les fragments d’une épave ramenés sur la plage par le ressac.
— Lionel, vous avez dit que Nathalie Guimarães a enregistré deux valises sur ce vol, non ? se rappela Julianna.
— Exact. Où est l’autre ?
— On est sur la même longueur d’ondes. Il manque aussi le sac cabine de Nathalie. Celui qu’elle portait quand nous l’avons aperçue sur le tarmac. Héloïse, peux-tu faire sonner le portable de ta mère, s’il te plaît ? Elle l’a rallumé devant nous.
Héloïse laissa tomber sa moisson de vêtements, fouilla dans la poche de sa veste à la recherche de son téléphone et appela le numéro de sa mère. Un employé d’Air Portugal éteignit le bruyant tapis roulant. Toute l’assemblée fit silence et retint sa respiration en tendant l’oreille.
Vrrrr, vrrrr, vrrrr… Vrrrr, vrrrr, vrrrr… Vrrrr, vrrrr, vrrrr…
— Un vibreur, identifia un collègue de Lionel.
— Oui, mais il fait un son étrange, observa Héloïse pendue à son téléphone, espérant sans doute que sa mère réponde.
— Tu as raison. Il semble résonner sur du métal, analysa Julianna à l’oreille affûtée par dix-huit ans d’études musicales intensives.
— Le bruit vient de là, pointa Héloïse en désignant la trappe d’arrivée des bagages. Qu’y-a-t-il derrière le rideau ?
— Rien, enfin juste la machinerie, répondit Lionel en haussant les épaules. Eh ! Vous n’allez pas remonter là-haut !?
Pas plus que les deux fois précédentes Julianna ne suivit les injonctions de Lionel. Au contraire.
— Essayez de m’en empêcher, lui lança-t-elle bravache. Au passage, vous m’expliquerez comment le portable que Nathalie avait en main à sa descente d’avion se retrouve de l’autre côté de cette fichue cloison. Les passagers n’y ont pas accès, j’imagine ?
— Évidemment ! Il n’y a même pas de porte entre ces deux espaces.
— Effectivement, acquiesça Julianna qui n’avait pas remarqué ce détail. Donc il n’y a qu’une seule façon d’atteindre le portable. Hélo, tu peux recomposer le numéro, s’il te plaît ?
Vrrrr, vrrrr, vrrrr… Vrrrr, vrrrr, vrrrr… Vrrrr, vrrrr, vrrrr…
— Oui, le vibreur n’est pas loin derrière ce rideau, confirma l’alpiniste en herbe.
Ni une, ni deux, Julianna s’engouffra dans l’ouverture. À quatre pattes dans l’obscurité, la jeune femme tâtonna jusqu’à atteindre l’autre issue du court tunnel. Un second rideau de lamelles en caoutchouc laissait filtrer une maigre lueur. Un dernier effort et Julianna se laissa choir de l’autre côté. Mal lui en pris ! Une série de rouleaux l’entraînèrent dans une glissade tête la première.
— Quelle gourde ! Le système à crémaillères remontant les bagages doit débrayer automatiquement quand la machine est éteinte.
Pas le temps d’aller plus loin dans ses réflexions. La rampe projetait Julianna à toute allure vers un virage bien trop serré. Sortie de route assurée. In extremis, la jeune femme coinça son pied entre deux rouleaux. Julianna tendit le bras pour saisir la balustrade d’un escalier métallique attenant. Un brin de gymnastique plus tard, la jeune fille poussait un grand soupir de soulagement en atterrissant sur les marches en grillage rigide. À travers le maillage et la pénombre, Julianna constata qu’elle avait échappé au pire. Sous ses pieds, la machinerie plongeait sur deux ou trois étages. La chute aurait été mortelle.
— Yanna, ça va ? questionna la voix lointaine d’Héloïse.
— Oui, pas de bobo, mais je déteste toujours autant les montagnes russes.
— Tu vois le portable de maman ?
— Non, je ne distingue rien. Il fait trop sombre ici. Continue à le faire vibrer. Je l’entends. Il est tout proche de moi.
Les yeux de Julianna s’habituèrent progressivement à la semi-obscurité. En regardant autour d’elle, la jeune femme découvrit l’envers du décor. Fascinée, elle détailla l’énorme machinerie au cœur de laquelle elle était tombée. Un nombre incalculable de rampes acheminait les bagages du quai de débarquement tout en bas jusqu’aux différentes salles de récupération. Ici, un cheminement dédié aux valises des voyageurs. Là, un autre au fret. Et un dernier, un peu à l’écart, débouchait sur des chariots postaux. Plusieurs couleurs balisaient les différents circuits. Piste rouge, piste bleue ou encore verte. Julianna n’était pas tombée si loin de la vérité avec ses montagnes russes ! Des passerelles de service serpentaient à travers cette mécanique de précision. L’activité devait être intense en journée. Pour l’heure, tout était à l’arrêt. Vide. Seul le vibreur perçait le silence.
Se guidant à l’oreille, Julianna remonta une volée de marches. Arrivée sur une minuscule plateforme, la jeune femme manqua de chuter à la renverse. Son pied était entortillé dans quelque chose. Une bandoulière en cuir. Au bout, pendouillait le sac cabine vrombissant de Nathalie. Julianna plongea la main à l’intérieur et décrocha.
— Hélo, c’est moi. J’ai le sac de ta mère. Non, il n’y a personne ici. Attends, je vois un truc plus loin. Essaie de me rejoindre. Hypnotise Lionel s’il le faut. Je raccroche.
Le regard de Julianna venait de tomber sur un gros objet à un petit mètre d’elle. Ce coin était vraiment mal éclairé. La jeune femme dut s’agenouiller pour distinguer ce qui s’avéra être une valise. Le bagage manquant de Nathalie Guimarães. L’étiquette en cuir accrochée à la poignée du trolley en attestait. La valise était posée sur la tranche, sous la rambarde, en équilibre au bord du vide. Ne se faisant pas d’illusions sur la dextérité de ses deux mains gauches, Julianna prit mille précautions pour ramener le bagage sur la coursive sans le faire chuter. La valise pesait lourd et glissait entre ses mains. Dans un dernier effort, Julianna retourna sa trouvaille à plat sur l’escalier de service.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Beurk, c’est dégueulasse !
Les doigts de la jeune femme étaient couverts de la même substance poisseuse qui avait transformé le bagage en savonnette. N’y voyant goutte, elle porta ses mains à son nez en espérant très fort que ce ne soit qu’un flacon de gel douche explosé.
— Put…
— Eh vous là-haut ! Ne bougez pas ! Vous êtes dans une zone interdite !
Plusieurs faisceaux de lampes torche tranchèrent l’obscurité pour se poser sur Julianna, immédiatement suivis d’une cavalcade dans les escaliers. Les yeux brûlés par l’éblouissement, la jeune femme distingua de vagues formes humaines grimper vers elle quatre à quatre.
— C’est une des gamines du hall, lieutenant.
— Patrouille Sentinelle ! Tes mains ! Montre tes mains !
Aveuglée et désorientée, Julianna obtempéra et leva les mains au-dessus de sa tête.
— Punaise, c’est quoi ça ? s’écria la femme militaire.
Julianna regarda ses mains tremblantes.
— Du sang. C’est du sang.
– 10 –
— J’ai dit à terre !
Alertés par les protestations des agents d’escale, les militaires de la patrouille Sentinelle s’étaient empressés de contourner le bâtiment pour intercepter l’intruse. Même pas essoufflés par leur course, ils braquaient leurs fusils mitrailleurs sur Julianna.
— Mais il y a du sang partout, bafouilla l’adolescente en réprimant un haut-le-cœur à l’idée de s’allonger près de la mare de sang qui couvrait la moitié de la petite plateforme.
— Euh ouais, constata le géant blond. Avance lentement vers nous et allonge-toi ici.
Julianna s’exécuta tant bien que mal sur l’étroite passerelle métallique. Le lieutenant se détacha du trio, baissa son arme et menotta la jeune fille dans le dos. Le nez coincé dans le grillage rigide des escaliers, Yanna subit une fouille en règle, et un poil brutale, de la part de la femme militaire. Ne trouvant rien de dangereux sur elle, la patrouille Sentinelle s’adoucit. Le lieutenant et sa collègue saisirent Julianna par les épaules et la décollèrent du sol pour l’asseoir sur les marches.
— Comment t’appelles-tu ? demanda le géant blond en s’agenouillant devant elle.
— Lilou… euh Yanna… non pardon, Julianna. Enfin, choisissez dans la liste.
— Bien, Mademoiselle Julianna, moi c’est Cyril. Voici Delphine et Mehdi. Montre-moi tes mains. Tu t’es blessée ?
— Non, je n’ai rien. C’est la valise qui est couverte de sang.
Réalisant ce qu’elle venait de dire, Julianna leva vers les militaires des yeux paniqués. D’un coup de menton, le lieutenant ordonna à sa collègue d’ôter les menottes de la jeune fille. Julianna sentit avec délice son sang réaffluer vers ses doigts engourdis. Mehdi sortit une lingette de son gilet multipoches et la lui tendit pour qu’elle essuie ses mains poisseuses.
— Nathalie Guimarães, déchiffra Cyril en retournant l’étiquette de la valise avec son stylo. Qui est-ce ?
— La mère de mon amie Héloïse, répondit Julianna en rejoignant le militaire penché sur le bagage. Ce sac à main et le portable sont également à elle.
Cyril approcha son nez du bagage. L’odeur métallique du liquide ne laissait guère de doute.
— C’est bien du sang, confirma-t’il.
Le lieutenant inspecta le contenu de la valise de la pointe de son stylo pour ne déposer aucune empreinte.
— Elle a été fouillée. C’est le bazar là-dedans.
— Je l’ai trouvé dans cet état, se dédouana immédiatement Julianna.
— Ça n’explique pas ce que tu fais ici, jeune fille, gronda Cyril en agitant son stylo vers Julianna.
Un silence stupéfait tomba sur l’assistance. Une guêpière en dentelle violette pendouillait au bout du crayon. Rouge de confusion, Cyril se hâta de démêler le sous-vêtement coquin. Mehdi, encore plus rouge que son supérieur, détourna pudiquement le regard. D’un même hochement de tête, Delphine et Julianna apprécièrent en connaisseuses la qualité du luxueux sous-vêtement.
— Ah la chaleur torride de Madère, ne put s’empêcher de lâcher Julianna, pensive.
— Punaise ! Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ici une bonne fois pour toutes, beugla Cyril espérant se redonner une certaine contenance.
N’y tenant plus, Julianna décida d’alerter les autorités sur le merdier dans lequel Héloïse et elle étaient plongées jusqu’au cou. Les forces de l’ordre avaient l’habitude de traiter ce genre d’affaires. Elles disposaient de moyens bien plus conséquents que deux lycéennes. Mince, c’était leur job après tout !
— C’est une histoire de dingues. Ce soir, Héloïse…
— Yanna !
Héloïse, Lionel et ses collègues firent irruption comme des diables sortis de leur boîte.
— Héloïse, ne monte pas ! Reste en bas !
— Pourquoi ? Où est maman ?
— Pas ici, répondit Julianna avant d’ajouter entre ses dents, du moins je l’espère.
Plus rapide qu’Héloïse, Lionel montait déjà l’escalier. Il aperçut la valise baignant littéralement dans le sang. Spontanément, il tendit le bras sur le côté pour intercepter Héloïse et lui épargner cette vision d’horreur. Julianna le remercia d’un signe de tête. Bien moins reconnaissante, Héloïse tenta de se dégager en lui filant des coups de pieds et en vociférant.
— Mais c’est l’hôtel des quatre vents, ma parole ! s’écria Cyril. Qui a laissé cette jeune fille s’introduire ici ?
Julianna craignait qu’Héloïse ne tombe nez-à-nez avec le corps mutilé de sa mère. La pièce était immense. Les recoins innombrables. Dans cette pénombre, Nathalie pouvait agoniser quelque part sans que personne ne l’aperçoive.
— Allumez l’éclairage, s’il vous plaît, supplia Julianna.
— Eh ! C’est moi qui donne les ordres ici, gronda le géant blond. Allumez les lumières !
— C’est fou comme ça change quelque chose, ronchonna Julianna.
— Tout est dans les décibels qu’on y met, rétorqua le géant avec un sourire malicieux. La motivation de l’interlocuteur est proportionnelle au débit sonore.
De fait, il ne fallut pas plus de dix secondes à quelqu’un pour trouver l’interrupteur. La lumière inonda le vaste hangar. Sans se concerter, les quatre occupants de la plateforme scrutèrent tout l’espace. En haut, en bas, de tous côtés. Leurs yeux scannaient chaque centimètre carré. Au soulagement général, le corps de Nathalie resta introuvable. Un espoir de la retrouver en vie subsistait.
Julianna observa la mare de sang. Les taches bordeaux filaient sur quelques marches en direction du sol, puis plus rien. Pas de traces sur la dalle de béton.
— La personne blessée a commencé à descendre l’escalier, puis a réussi à comprimer sa plaie, déduisit Cyril en suivant le regard de Julianna.
— Avec une telle hémorragie, le blessé aura besoin d’un médecin rapidement, renchérit son collègue.
— Oui, tu as raison Mehdi. Fais contrôler l’infirmerie de l’aéroport. Les secours ont peut-être pris en charge quelqu’un. Quant à toi, mademoiselle, il va falloir tout nous expliquer. Et, bordel, trouvez-moi cette foutue sécurité !
≡≡≡≡≡≡
Héloïse et Julianna rejoignirent le hall des arrivées sous bonne escorte. Le lieutenant n’avait pas voulu qu’ils restent dans la machinerie plus longtemps pour ne pas polluer la scène. Julianna avait décoché un coup de coude dans ses côtes avant qu’il n’ajoute « de crime ». Pour les mêmes raisons, Héloïse n’avait pu récupérer la valise, le sac à main et les quelques affaires de sa mère éparpillées sur le sol sous la plateforme.
Quand la petite porte métallique s’ouvrit sur l’immense cage de verre et d’acier du hall, seul le bruit des semelles de la petite troupe martelant le dallage de marbre gris anthracite parvint aux jeunes filles. L’effervescence qu’avait déclenchée l’annonce de la disparition de Nathalie s’était muée en un silence assourdissant. De ces silences écrasants qui s’abattent dans les églises quand un cercueil y pénètre.
Le peu de personnel de l’aéroport encore présent en cette heure tardive était regroupé dans le hall. Tous regardaient les jeunes filles avec un mélange de profonde affliction et d’anxiété. Fendre cette petite foule pour rejoindre le comptoir d’Air Portugal fit l’effet à Julianna d’un cortège funèbre. À peine aurait-elle été surprise si quelqu’un leur avait présenté ses condoléances.
Alors que le groupe s’approchait du guichet de la compagnie, deux membres de la sécurité firent une apparition miraculeuse. Un petit monsieur rondouillard d’une cinquantaine d’années et sa collègue, la quarantaine sportive, arrivaient à leur rencontre.
— Pas trop tôt, leur lança Cyril.
— Mieux vaut tard que jamais, tança Julianna.
— Qu’est-ce que je t’ai dit tout à l’heure sur qui mène la danse, jeune fille ? recadra Cyril en se positionnant ostensiblement entre Yanna et les agents de sécurité.
Julianna n’appréciait pas, mais alors pas du tout, qu’on la renvoie jouer dans sa cour. Décidément, ce militaire lui sortait par les yeux !
— L’infirmerie est vide, annonça Mehdi en rejoignant son lieutenant au pas de course. La porte et les placards ont été forcés. J’ai appelé le Doc. Lui et l’infirmier étaient déjà partis au moment de l’effraction. Ils reviennent contrôler si du matériel manque.
Le lieutenant darda son regard sur les jeunes filles. Cette histoire sentait le soufre, et ces deux gamines en savaient plus que ce qu’elles voulaient bien lui dire. Problème, elles restaient muettes comme des carpes. Cyril avait même surpris Héloïse pincer en douce Julianna quand cette dernière avait fait mine de vouloir lui s’expliquer.
— Que montre la vidéosurveillance ? reprit Cyril en se retournant vers la sécurité.
Les chaussures du plus âgé des agents rétrécirent d’un coup. Deux bonnes tailles en moins instantanément. Il tenta d’articuler une réponse, mais tout ce qui sortit fut un mélange inintelligible de monosyllabes. Le duo déployait des trésors de gymnastique oculaire pour ne pas croiser le regard des militaires. S’il manquait au dictionnaire une illustration à l’expression « être gêné aux entournures », Julianna se faisait fort de leur envoyer une photo du moment.
Cyril explosa de colère devant leur hésitation.
— Une femme a disparu. Nous avons déjà perdu vingt précieuses minutes de recherches depuis sa descente d’avion. C’est énorme ! Alors bougez-vous les fesses, les gars. Enfin madame aussi. Oh et puis zut. Vous m’avez compris.
La quarantenaire leva les yeux au ciel, puis donna un coup de coude à son supérieur.
— Allez, dis-leur.
Retrouvant comme par magie du courage, l’homme ouvrit la bouche pour répondre, mais son regard tomba sur Héloïse et Julianna. Toutes oreilles dehors, celles-ci ne loupaient pas une miette de la conversation. Du menton, l’agent de sécurité désigna Héloïse et Julianna à Cyril.
— Mesdemoiselles, allez m’attendre là-bas sur le banc, ordonna poliment Cyril. Juste quelques minutes. Le temps de tirer cette histoire au clair.
Julianna et Héloïse s’exécutèrent en décochant un regard noir au lieutenant.
— Éloigne ça de ma vue, Rambo ! lança Héloïse en repoussant le fusil mitrailleur de Mehdi qui lui bouchait le chemin.
Le militaire ouvrit des yeux ronds en libérant le passage. Cyril et sa collègue sourirent.
— Quel caractère, ces deux-là ! Mehdi, fais verrouiller les accès du hall. Ces deux gamines sont fichues de nous filer entre les pattes. Delphine, tu les accompagnes, s’il te plaît. Prends leur identité.
— C’est ça. À la fille de service de faire la baby-sitter. Macho !
Un troisième regard sombre fusilla Cyril quand Delphine s’éloigna.
— Décidément, c’est ma soirée ! Bon, à nous trois. Qu’est-ce que vous aviez à me dire que ces demoiselles ne pouvaient pas entendre ?
– 11 –
Assises sur leur banc à une trentaine de mètres du guichet d’Air Portugal, Héloïse et Julianna n’en menaient pas large. Elles avaient eu beau jouer les effrontées devant les militaires, elles se trouvaient dans une impasse. La situation se détériorait à vue d’œil. Le score était sans appel. Ravisseurs : 2 otages. Héloïse et Julianna : 0 piste. Elles ne savaient même pas quelle était cette mystérieuse monnaie d’échange que leur réclamait la voix au téléphone. Les jeunes femmes enrageaient d’autant plus que la partie continuait sans elles. De l’autre bout de l’aérogare, Cyril et son collègue avaient une discussion animée avec les membres de la sécurité.
— Allez les filles, donnez-moi vos pièces d’identité, commanda Delphine pressée d’en finir.
— Oh mince, j’ai laissé mon sac à main dans la voiture, remarqua Julianna.
— Moi aussi, renchérit Héloïse.
— Comme c’est pratique, siffla Delphine suspicieuse.
— Nous pouvons aller vous les chercher si vous voulez, proposa Julianna en sortant les clés du Chrysler.
— Négatif. Le lieutenant a fait boucler le hall. Personne ne sort ou n’entre avant l’arrivée de la Gendarmerie des Transports Aériens. On va faire simple. Déclinez-moi simplement vos noms, prénoms, dates de naissance et adresses.
Delphine sortir un petit calepin de son gilet multipoches. Héloïse et Julianna échangèrent un coup d’œil. Donner leur identité ne les enchantait guère. Les jeunes femmes sentaient leur marge de manœuvre se réduire comme peau de chagrin. D’un autre côté, les militaires disposaient déjà de l’identité de Nathalie. Ils auraient tôt fait de remonter jusqu’à elles. Résignées, elles se décidèrent à faire les présentations.
— Julianna…
— Héloïse…
— Punaise, qu’est-ce qui se passe ?!
Une grande exclamation suivie d’une bordée de jurons venait de retentir. Les employés de la compagnie aérienne restaient cois, choqués. Manifestement, la sécurité avait lâché la révélation du siècle et ça ne plaisait pas du tout à Cyril.
Ni à Delphine, tenue éloignée de l’action.
— Attendez-moi sagement ici. Je reviens. Pas de vagues, ok ? Je vous garde à l’œil.
À petite foulée, Delphine rejoignit l’attroupement. L’ordinateur d’Air Portugal captait toute l’attention. La militaire se percha sur la pointe des pieds pour voir l’écran par-dessus les épaules de ses deux collègues. Les deux jeunes filles n’existaient plus pour elle.
— Pour le gardiennage, il faudra revoir vos gammes, Mademoiselle Sentinelle, maugréa Julianna.
Sitôt Delphine éloignée, Héloïse bondit de son siège et se mit à arpenter leur coin de hall en vociférant.
— Nous devons sortir d’ici. Peut-être qu’en rentrant à la maison, Maman nous y attendra. Ou alors, nous y trouverons de nouveaux indices. Et si nous retournions inspecter la valise en douce ? Hein ? Qu’est-ce-que tu en penses, Yanna ? Yanna ?
En se retournant vers le banc, Héloïse constata qu’elle parlait à un fantôme. Julianna avait disparu. Faisant un tour sur elle-même comme une girouette, Héloïse aperçut son amie un peu plus loin. Yanna était tranquillement en train de se choisir un café au distributeur.
— Tu te fous de moi ! fulmina Héloïse en la rejoignant.
— Ben quoi ? Il est presque minuit. J’ai sommeil, et la nuit s’annonce longue.
— Tu t’endors ? C’est la seule chose qui t’inquiète, là, maintenant, tout de suite ? Laisse-moi te faire un résumé. Nous voilà enfermées dans un aéroport ! On a les flics au cul ! La maison est saccagée ! Ma mère et mon frère ont été enlevés par une bande de connards non identifiés ! Et pour couronner le tout, je n’ai aucune idée de ce que mon père leur a volé ! Ah oui, tiens, il est où celui-là ? Je lui ai laissé une tonne de messages sur son portable et à l’hôtel, mais papa ne m’a toujours pas rappelée !
— Hélo, respire entre deux phrases. Je te rassure. J’ai bien saisi l’urgence de la situation. Mieux vaut avoir les idées claires, d’où cette tentative de dopage. Tiens, prends mon café. Tu en as plus besoin que moi. Quoiqu’une camomille soit plus indiquée.
— Très drôle. Hum, il est bon cet expresso.
— Alors va pour son frère jumeau, décida Julianna en cherchant de la monnaie au fond de ses poches pour se resservir. BCNI, ça sonne bien.
— BC quoi ?
— BCNI, bande de connards non identifiés. Faute de connaître leurs vrais noms, pourquoi ne pas les appeler comme ça ? Vendu ?
— Vendu. Ça leur va comme un gant, mais ce n’est pas en les rebaptisant que nous les retrouverons.
— Tu as raison. Nous devons entendre ce qui se trame chez Air Portugal.
Julianna inspecta les lieux. S’approcher en douce ? Impossible, les filles se feraient lourder en moins de deux. S’imposer par la force ? Mauvais plan. Le douloureux souvenir des menottes réfréna ses ardeurs. Mince ! La jeune femme aurait donné cher pour avoir sous la main un des micros directionnels de sa société. À court d’idée, elle laissa son regard s’attarder le long des poutrelles métalliques cintrées qui formaient la double voûte de l’aérogare. Courbures intéressantes.
— Suis-moi, intima Julianna en empoignant la main d’Héloïse pour l’entraîner tout au bout de l’aérogare.
— Qu’est-ce qui te prend ? L’action se passe de l’autre côté ! Du banc, au moins, nous captions quelques brides de phrases.
— Si je ne me trompe pas, nous serons aux premières loges. Dépêche-toi.
Julianna plaqua son amie contre la paroi de verre, au pied d’une des poutrelles principales, à l’exact opposé du guichet d’Air Portugal.
— Delphine ? Que fais-tu là ? Où sont les gamines ?
— Elles sont juste là, derrière, lieutenant. Tenez, regardez, elles boivent sagement un café.
Julianna et Héloïse se détournèrent du guichet. Peut-être pas assez vite. Cyril les fixait avec sévérité. Yanna avait la désagréable impression qu’il pouvait lire dans leurs pensées.
— Regagne ton poste, Delphine. Ces gamines mijotent un truc.
— Oh, s’il vous plaît, lieutenant. Je n’ai pas signé pour faire la nounou. Tout est bouclé. Les filles n’iront nulle part sans un badge d’accès. Laissez-moi visionner les images de surveillance. Je retournerai les garder après. Sans faire d’histoires. Promis.
Cyril soupira. Delphine était une militaire de terrain aguerrie. Elle aimait l’action et n’hésitait jamais à faire preuve de bravoure au combat. Ce n’était pas son rôle de jouer les gardes chiourme. La jeune femme prenait cela comme une punition non méritée.
— Soit. Reste, mais juste quelques minutes. Ensuite, tu me ramèneras leurs identités.
Un beau sourire illumina le visage de Delphine pour la première fois de la soirée. Cyril s’empourpra.
De l’autre côté du hall, Héloïse était médusée. Les conversations entre la sécurité et Sentinelle leur parvenaient distinctement. Même le léger pianotage de l’agent sur le clavier de l’ordinateur était perceptible.
— Salle des échos, Héloïse. Héloïse, salle des échos, présenta doctement Julianna. C’est traître, deux voûtes de plein cintre qui se croisent à angle droit. Le son suit la courbure, s’amplifie et devient parfaitement audible depuis le coin opposé. Nous entendons mieux ce qu’ils disent que si nous étions à quelques mètres d’eux.
— Génial ! Merci pour l’exposé, mais ce n’est pas le moment de me faire un cours d’acoustique. Chut. Écoute. Ça devient intéressant.
— Vous êtes prêts ? demanda l’agent de sécurité. Je vous montre la séquence dans l’ordre chronologique. Le chef a reçu un coup de téléphone sur son portable vers 20h15. Il nous a expliqué qu’un VIP était attendu en descente du vol Air Portugal. Une escorte arrivait pour le réceptionner directement sur la piste. Le chef voulait gérer l’affaire lui-même.
— Je vous arrête juste une seconde. Comment s’appelle votre chef ?
— Pougnard. Frédéric Pougnard. Avec un D à la fin.
— Pougnard. C’est noté, merci. Poursuivez.
— Comme vous pouvez le voir sur le time code, le chef est sorti de notre poste de commandement à 22h01. On le retrouve ensuite à 22h08 sur la caméra vingt-cinq. Il poiraute devant la barrière d’accès des pompiers au tarmac. À 22h20 pile, un gros 4×4 se pointe. Les fenêtres sont teintées. Celle du passager se baisse légèrement, mais on ne peut pas distinguer les occupants. Là, on a eu du mal à identifier ce que le chef leur tend. D’après la forme, on pense que ce sont des brassards « Sécurité ». Il en manque plusieurs dans notre armoire.
— Combien en manque-t-il ?
— Impossible à dire.
— Mince, ça nous aurait donné le nombre d’intrus. Ensuite ?
— Le véhicule va se ranger près de l’aérogare, côté pistes. Puis, plus rien.
— Comment ça « plus rien » ?
— Le SUV, comme ses occupants, disparaissent. Le chef aussi pendant plusieurs minutes. Nous l’avons retrouvé à 22h32 dans ce couloir assurant la jonction entre la sortie des passagers de l’avion et le carrousel à bagages. Il attend en observant les voyageurs débarquer. Regardez bien. Il parle, mais il est seul. Nous pensons que les intrus sont avec lui, mais hors du champ de la caméra.
— Comment est-ce possible ? Votre système de vidéosurveillance est une vraie passoire, ma parole !
— Non, justement ! C’est bizarre. En temps normal, il n’y a pas aucun angle mort. Nous voyons le moindre recoin sur toute la surface de l’aéroport. Pour comprendre, nous sommes revenus quelques minutes en arrière. D’après les time codes, le chef a tourné les caméras de quelques degrés dans toute cette zone avant de quitter notre PC. Et il l’a jouée fine. La marge d’erreur est quasi imperceptible. Juste de quoi ménager un minuscule corridor sur le côté droit de ce couloir, par exemple. Les intrus ont pu circuler hors caméra le long d’un parcours bien précis dans l’aérogare. Résultat, nous n’avons aucun visuel de ces individus. Uniquement leur véhicule. Mais là aussi il y a un problème. Les plaques d’immatriculation sont couvertes de boue. Vous voyez ? Juste les plaques, pas le reste de la carrosserie.
— Évidemment. Ça aurait été trop beau… En clair, nous avons affaire à une équipe de professionnels. Ils ne laissent rien au hasard. Et votre patron roule pour eux. Quel pourri !
— Ce n’est rien de le dire. Je vous montre la suite.
Avant de lancer la séquence, l’agent de sécurité jeta un œil en arrière pour s’assurer que Julianna et Héloïse étaient à bonne distance.
— À 22h40, le chef s’agite. Il désigne à ses interlocuteurs quelqu’un sortant de l’avion. Là, il prend son badge d’accès et sort du champ de la caméra. D’après notre ordinateur, il déverrouille la porte de service donnant sur la machinerie du carrousel à bagages. Le voilà qui revient. Vous voyez qui arrive au pas de course au fond, là ? C’est Nathalie Guimarães ! Elle est fixée sur son portable et ne fait pas attention à lui. Le chef se met en travers de son chemin et provoque une collision. S’en suit une sorte de dispute. On voit que Madame Guimarães explique avec de grands gestes qu’elle doit passer de toute urgence. Le chef lui empoigne le coude comme s’il l’emmenait pour un contrôle, et la pousse vers la porte de la machinerie à bagages. Nous sommes sûrs qu’ils sont passés par là car l’ordinateur signale que la serrure électronique se verrouille derrière eux.
— Les intrus devaient les attendre dissimulés derrière la porte de service. Pas non plus d’image dans le hangar, j’image ?
— Non, pas de visuel. Caméras tournées.
— Un témoin du côté des préposés aux bagages ?
— Toute la machinerie est automatisée. Les gars restent en bas la plupart du temps. Ils ne montent qu’en cas de problème ou pour des rondes à horaires fixes. Là, c’était le dernier vol. Il ne restait qu’une équipe réduite. Personne n’a rien vu.
— Vous avez la sortie du véhicule ?
— Oui. 22h56, le 4×4 part de l’aérogare et fait le chemin inverse jusqu’à la barrière de sécurité. Le chef le rejoint en courant et ouvre la barrière. Le véhicule file direct vers la voie rapide, puis nous le perdons de vue.
— Le SUV est parti à 22h56. Entre le moment de l’enlèvement et ce départ, les intrus ont eu un gros quart d’heure pour fouiller les valises de Nathalie Guimarães. Qu’a fait votre chef depuis le départ des intrus ?
— Oh ça va très vite. Sitôt le 4×4 disparu, le chef se rend au vestiaire, ressort avec son sac à dos, court jusqu’au parking du personnel et s’enfuit à bord de sa voiture. Je suis allé vérifier. Son casier est grand ouvert et totalement vide.
— Le rat a mis les bouts.
Héloïse et Julianna se regardèrent, sidérées. Le chef de la sécurité d’un des plus importants aéroports de France était complice des ravisseurs. La Bande de Connards Non Identifiés avait le bras long.
— À qui faire confiance, maintenant ? murmura Héloïse d’une voix blanche en s’affaissant le long de la paroi de verre.
– 12 –
— Relève-toi, Hélo. Ils vont comprendre que nous les avons entendus.
— Maman. Ces types ont maman. Tout est fini. Ils ont gagné.
— Pas du tout. Rappelle-toi. Ces mecs veulent retrouver quelque chose que ton père leur a piqué. Tant qu’ils n’auront pas mis la main dessus, la partie n’est pas finie.
— Ah parce que pour toi c’est un jeu ?! rugit Héloïse.
— Non, bien sûr que non. Excuse-moi. Je me suis mal exprimée.
Julianna s’assit à côté de son amie et passa un bras autour de ses épaules pour la réconforter. Le froid de la vitre envahit son dos et apaisa un peu le feu qui brûlait dans son crâne.
— Mince. Je suis aussi crevée que toi. Je n’ai plus les idées claires.
— Malgré le café ?
— Il n’a pas encore fait effet, ou alors il m’en faudrait un ou deux litres de plus. Noir, directement en perfusion, avec deux sucres.
Héloïse sourit. Julianna la connaissait bien. Son humour absurde et décalé faisait mouche à chaque fois. Même lors de l’enterrement du grand-père d’Héloïse, deux ans plus tôt. La traduction instantanée et légèrement revisitée de l’homélie grandiloquente du curé par Julianna avait donné lieu à un de leurs plus grands fous rires. Rien que d’y penser, Héloïse avait mal aux côtes.
— Quand le café aura fait effet, tu me diras comment sortir de ce merdier, s’il te plaît.
— Commençons par quelque chose de plus simple, veux-tu ? Comme sortir de cette aérogare. Ici, nous sommes pieds et poings liés. Nous devons avoir les coudées franches pour retrouver ta famille sans éveiller davantage les soupçons de la maréchaussée.
— Une idée ?
— Aucune. Attends, écoute…
De l’autre côté du hall, la conversation s’animait de nouveau. La stupeur passée, la colère prenait le dessus.
— Bon sang, c’est quoi ce bordel ? gronda Mehdi.
— Un enlèvement caractérisé, résuma Cyril en se contenant, mais ses yeux furibonds le trahissaient. Que font les gars de la GTA ?
— Les gendarmes m’ont annoncé dix minutes de trajet maximum, répondit Mehdi en consultant sa montre. Leur arrivée est imminente.
— Ils ne sont pas pressés, railla Delphine.
Cyril se retourna vivement. Le lieutenant avait totalement oublié sa présence dans son dos.
— Ben, tu es toujours là toi ?
— Oui, euh non, mon lieutenant. J’allais justement rejoindre les filles.
— Et n’oublie pas le relevé d’identité cette fois ! Mehdi, fais prévenir le directeur de l’aéroport, tout le personnel présent et les douaniers s’ils sont encore sur site. Je veux que tout le monde soit en alerte. On bloque toute la plateforme, plus seulement l’aérogare. Personne ne sort ou n’entre sans autorisation. Même si ces salauds sont déjà loin, ils ont peut-être laissé des indices.
Le militaire s’adressa ensuite à une élégante trentenaire perchée sur des talons aiguilles vertigineux.
— Vous êtes la responsable de l’aérogare d’astreinte ce soir ? Enchanté. Vous et Air Portugal, regroupez tout votre personnel non sécuritaire dans vos salles de pause respectives. La sécurité ? Jusqu’à l’arrivée de la direction, vous êtes sous mes ordres. C’est bon pour vous ? Ok, alors commencez par me briefer sur votre chef.
Cyril et le duo d’agents de la sécurité s’éloignèrent tandis que chaque responsable dégainait son téléphone portable ou son talkie-walkie.
Héloïse jeta un regard paniqué à Julianna. L’affaire se corsait. Les forces de l’ordre entraient dans la partie avec l’artillerie lourde. Si les ravisseurs l’apprenaient, Julianna et Héloïse ne donnaient pas cher de la vie des otages. Les jeunes femmes devaient garder une longueur d’avance sur la cavalerie. Il fallait agir vite. D’ici quelques minutes, l’aéroport de Mérignac aurait des allures de Fort Knox, et Delphine fondait sur les adolescentes à toute vitesse. Yanna sentit Héloïse trembler dans ses bras.
— Nous devons gagner du temps, murmura-t-elle en balayant le hall à la recherche de la moindre échappatoire.
— Comment ?
— Je n’en sais rien. Nous devons en discuter en privé.
— Alors les filles ? Le café était bon ?
Avec un grand sourire, Delphine se pencha avec douceur vers les jeunes filles assises par terre. Julianna ne pouvait pas détacher son regard de la main droite de la militaire. Elle était posée sur la crosse de son arme de poing. La militaire avait détaché la languette qui la maintenait dans son holster de jambe. Toutes les deux secondes, Delphine lançait des coups d’œil circulaires autour de ses deux protégées. La nervosité ambiante atteignait des sommets.
— Madame, pouvons-nous aller aux toilettes, s’il vous plaît ? Mon amie a besoin de se rafraîchir un peu pour se calmer, et je voudrais aussi me laver les mains. Elles sont toutes collantes de… enfin vous voyez…
Julianna leva vers Delphine ses mains encore poisseuses de sang malgré les lingettes de Mehdi.
— Euh… Ce n’est pas possible. Vous devez rester dans le hall jusqu’à nouvel ordre. Désolée les filles.
— Oh s’il vous plaît ! Les toilettes sont juste là, à droite. À moins de dix mètres. Cinq minutes, pas plus.
Embêtée, la militaire jeta un nouveau coup d’œil aux mains de Julianna, soupira et demanda par radio l’autorisation de son lieutenant pour les escorter au petit coin. Cyril les observa mi-intrigué mi-suspicieux. Yanna lui montra ses mains avec une grimace de dégoût.
— Bon, d’accord, finit par crachoter l’oreillette de la militaire. Cinq minutes max, puis elles reviennent s’asseoir bien sagement sur le banc. OK ?
— Pff, pour une fois qu’il se passait quelque chose pendant une patrouille Sentinelle, je dois accompagner les enfants aux toilettes, maugréa Delphine, le nez enfoui dans le col de son gilet pare-balle.
Les toilettes pour dames étaient à l’image du reste de l’aéroport. Sûrement l’œuvre d’un architecte dépressif. Murs gris souris. Portes des toilettes gris taupe. Sol en marbre noir veiné de blanc. Lumière blafarde. Même le papier toilette était plus gris que blanc. Bref, un design qui ferait fureur dans Pompes Funèbres Magazine. Au moins, il s’accordait parfaitement avec l’humeur des deux amies.
Delphine avait tenu à les accompagner jusqu’à l’intérieur. Fusil mitrailleur en main, la militaire fouilla méticuleusement les lieux, puis les laissa entrer.
— Pas de menace ou d’issues secondaires, conclut Delphine tout haut.
Au grand désespoir de Julianna.
— Ça aurait été trop facile. Foutu karma de m…
— Vous avez cinq minutes, pas plus, annonça la militaire en fronça les sourcils comme une vieille institutrice acariâtre.
Plus intéressée par les investigations qui continuaient sans elle au guichet d’Air Portugal, Delphine referma la porte des toilettes. La militaire se posta devant, à l’extérieur, et tendit le cou pour capter quelques bribes de conversation de ses collègues.
— Mince, notre garde chiourme nous a parquées comme des moutons, murmura Julianna l’oreille collée à la porte. Nous sommes coincées.
— Ah bravo ! Merci pour ton éclair de génie ! railla Héloïse.
— Oh hé Miss Je-fais-tout-mieux-que-tout-le-monde, moi au moins j’ai tenté un truc.
— Quoi ? Tu insinues que je suis restée passive ?
— Je n’insinue rien. Je constate !
— Sympa, merci ! En tout cas, ce n’est pas moi qui ai ameuté toute la cavalerie. Nous avons interdiction de prévenir la police, je te rappelle.
— C’est peut-être mieux comme ça. Retrouver des otages, c’est leur job, pas le nôtre. Nous devons tout leur raconter.
— Jamais ! Tu m’entends ? Tu ne leur dis pas un mot ! Nous ne pouvons plus leur faire confiance. D’abord la gendarmerie qui se fout royalement de la disparition de Nicolas, et maintenant un chef de la sécurité véreux. En plus, de ce que je comprends de cette sale histoire, mon père a fait une énorme connerie. S’il a fricoté avec la pègre et que les autorités le découvrent, il va finir en taule. C’est hors de question. Nous allons régler cette histoire nous-mêmes. Ensuite, je botterai le cul de mon père.
— Et tu comptes t’y prendre comment ? Nos tentatives ont tellement bien fonctionné jusqu’ici. Ton andouille de paternel nous a vraiment mis dans la mouise.
— N’insulte pas mon père, ESPECE DE…
— Qu’est-ce qui se passe là-dedans ?
Delphine passa la tête par la porte.
— Vous vouliez vraiment vous rafraîchir ou juste vous engueuler tranquille ? Bon, alors vous vous calmez et vous vous dépêchez. Il vous reste quatre minutes. Pas une seconde supplémentaire.
Penaudes, les deux amies attendirent un bref instant après que la porte se fut refermée avant de reprendre leur conciliabule.
— Je suis désolée, Hélo. Je n’aurais pas dû dire cela. Je nage en pleine confusion.
— Non, tu as raison. Il faut que je me ressaisisse. Nous sommes une équipe, et c’est ensemble que nous retrouverons ma famille. Se disputer ne fait pas avancer les choses.
Les deux jeunes filles se prirent dans les bras et s’étreignirent le plus fort possible pour se donner du courage.
— Bien, amorça Julianna en interrompant la séance câlins, il nous faut un plan. Objectif numéro un, sortir discrètement de l’aéroport. Objectif numéro deux, retrouver ce fameux chef de la sécurité. Il connaît les ravisseurs, ou tout du moins leur description physique, et peut-être le lieu de détention de ta famille. C’est notre meilleure option. Objectif numéro trois, identifier ce que ton père a volé à la Bande des Connards Non Identifiés.
— On va vraiment les appeler comme ça ?
— Faute de mieux, oui. Pour le moment. Difficile de lutter contre un adversaire qui n’a pas de nom. Qu’est-ce que tu penses de ce plan de bataille ? Si la piste du chef de la sécu se refroidit, nous passons au plan B, l’objet volé. En mettant la main dessus, nous aurons une monnaie d’échange.
— Ça roule pour moi.
— Maintenant, le plus difficile. La mise en œuvre. As-tu remarqué d’autres sorties que les portes vitrées ? Non ? Moi non plus. Ah moins que… La trappe du carrousel à bagages. Nos accompagnateurs ont-ils reverrouillé la pièce quand vous en êtes sortis ?
— Je ne sais pas trop. La patrouille Sentinelle venait de jeter un coup d’œil dans cette salle pour comprendre pourquoi nous nous y trouvions quand ils ont été appelés à la radio. Je crois que la sécurité leur signalait ton intrusion dans la machinerie. Avant que nous ayons pu leur expliquer quoi que ce soit, les militaires sont partis en courant vers les couloirs de service et nous nous sommes élancés à leur suite. Je n’ai vu personne refermer, mais je suis sortie dans les premiers. Et puis, avec le bouclage actuel du hall, quelqu’un a sûrement fermé la salle du carrousel.
— Tu as raison. D’ailleurs, je me souviens maintenant. Les néons de ce hall sont éteints. On les aperçoit depuis le banc où nous étions assises.
— Ce n’est pas une raison pour abandonner cette idée. Les parois sont en verre, donc cassantes.
— Du verre sécurisé, voire blindé. Non, il faudra ruser pour y pénétrer. Problème, le grand blond nous tient à l’œil. Je ne pense pas qu’on puisse l’embobiner comme le personnel d’Air Portugal. Bref, pour le carrousel, c’est mort. Nous devons trouver une autre issue.
— L’aération, proposa Héloïse en fixant la grosse grille de ventilation suspendue au-dessus de leurs têtes.
— Mouais, répondit Julianna septique. Il n’y a que dans les films que Bruce Willis ne finit pas haché menu par les ventilos. Et puis comment monter là-haut ? Il n’y a rien ici sur quoi grimper.
— Bravo, maintenant je m’imagine en carpaccio dans une assiette.
Julianna pouffa. Enfin, son amie retrouvait son sens de l’humour. Comme toujours, il ressurgissait chez l’une comme l’autre dans les moments de tension. Elles faisaient une belle paire. Irrécupérables, selon leurs professeurs.
— Et les pistes ? suggéra Julianna, pensive. Imagine. Nous rejoignons docilement le banc. Toutes sages. Nous nous faisons oublier, puis, quand plus personne ne fait attention à nous, nous nous glissons dans le couloir de débarquement. Du personnel passe les portes régulièrement, donc elles sont déverrouillées.
— Avec un peu de chance, les pistes seront accessibles. J’adore ton plan. Vendu, cheffe !
— Alors, exécution ! lança Julianna en se dirigeant vers la sortie. Euh, attends. Mes mains sont vraiment dégueulasses.
La jeune femme fit demi-tour, direction les lavabos.
Bip bip bip Biiiiip bip ! Bip bip bip Biiiiip bip ! Bip, bip bip bip bip bip bip !
— Bordel !
La cucaracha hurlait depuis la poche arrière du jean d’Héloïse. Les deux amies sautèrent sur le téléphone.
— Fais-le taire, Yanna !
— Décroche, Hélo !
— Non, toi, décroche !
— Je n’existe même pas pour les BCNI. Vas-y, réponds. Vite ! Et rappelle-toi que nous sommes chez toi. Pas à Mérignac.
— Punaise, comment on déplie l’antenne déjà ?
— Eh les filles, qu’est-ce que vous faites là-dedans ? J’ai entendu une musique.
Julianna saisit l’étole d’Héloïse et y enfouit le téléphone satellitaire.
— Planque-toi dans les WC pour répondre, intima la jeune fille en poussant son amie dans la cabine la plus éloignée de l’entrée. Essaie de gagner du temps. Moi, je distrais la militaire.
Joignant le geste à la parole, Julianna ouvrit en grand le robinet pour couvrir la sonnerie tandis qu’Héloïse s’enfermait à double tour. Juste à temps. Delphine repassa la tête à l’embrasure.
— J’ai entendu une musique, répéta-t-elle.
— Hein, quoi ? répondit Julianna en feignant ne rien entendre à cause du bruit de l’eau. Désolée, je me lavais les mains. Je n’ai pas compris ce que vous disiez.
— Tu te laves les mains depuis cinq minutes ?
— C’est que ça colle, le sang.
— Où est ton amie ?
— Toilettes du fond.
— Elle met un temps fou, remarqua Delphine de s’approcha lentement de la cabine.
— Mauvaise semaine du mois. Vous voyez ce que je veux dire.
— Ah oui, d‘accord, acquiesça la militaire en rebroussant chemin. Dis, tu n’aurais pas entendu une musique ?
— Non, désolée. Je ne vous ai même pas entendue me parler quand vous êtes entrée.
— Ton amie et toi n’avez pas de téléphone portable par hasard ? questionna Delphine suspicieuse.
Les regards appuyés de la militaire vers la porte des cabinets ne disaient rien qui vaille à Julianna. Comment détourner son attention ?
— Si, mais ils sont dans la voiture. Avec nos sacs à main et nos papiers. Euh dites, je peux vous poser une question ?
— Vas-y.
— C’est à propos du sang que j’ai touché. Vous pensez que je peux choper une maladie ? J’ai vraiment la trouille.
Julianna avait posé la question pour faire dévier la conversation, mais à vrai dire, ce risque la travaillait un peu. Moins que ne la révulsait l’idée d’avoir pataugé dans le sang de Nathalie, certes, mais la perspective d’attraper une saloperie ne l’enchantait guère.
— C’est pour cela que tu te laves les mains si longtemps ? Rassure-toi. Un technicien en identification criminelle va faire des prélèvements. Nous saurons rapidement si le sang de la valise est porteur d’un germe. Dans ce cas-là, tu en seras avisée. En attendant, prends rendez-vous avec ton médecin. Il mettra en œuvre les protocoles d’accident d’exposition au sang. Ne tarde pas. Ah, et, miss, ne t’inquiète pas. Les risques d’attraper une saleté sont faibles.
— Merci, madame.
C’était sincère. La sollicitude de Delphine rassérénait un peu Julianna. Celle-ci ressentit une pointe de culpabilité en imaginant le sermon que se prendrait la militaire après la fuite des jeunes filles sous sa surveillance.
— Je vais dire à Héloïse de se dépêcher, puis nous vous rejoindrons dans le hall.
— D’accord, miss. Faites au plus vite.
Delphine fit un dernier sourire à Julianna et referma la porte sur elle. Pendant une fraction de seconde, la jeune fille aperçut beaucoup de monde dans le hall. Les renforts étaient arrivés. Ça se corsait. Comment passer inaperçues au milieu d’autant de paires d’yeux ?
— Hélo ? Oh mince. Hélo !
Le téléphone ! Julianna l’avait totalement oublié.
Discrètement, la jeune femme gratta à la porte des WC.
— Hélo, c’est moi, murmura-t-elle. Je suis seule.
Sans un bruit, le verrou tourna, et Héloïse, la main sur le micro du téléphone, lui fit signe d’entrer. Julianna s’exécuta mais laissa la porte entrouverte pour guetter une nouvelle irruption de la militaire.
— Alors ? articula silencieusement Julianna.
Pour seule réponse, Héloïse décolla légèrement son oreille du haut-parleur et invita son amie à écouter.
— Pourquoi chuchotes-tu ? gronda la même voix qu’au premier appel.
— Je ne chuchote pas, mentit Héloïse avec le plus d’aplomb possible. C’est ma voix normale.
— Pourquoi as-tu mis autant de temps à répondre ?
Un vent de panique déferla sur Héloïse. Julianna réfléchit à toute vitesse. Un éclair passa dans ses yeux.
— Répète après moi, articula silencieusement la jeune femme.
— Je fouillais l’étage, répéta Héloïse en lisant sur les lèvres de son amie. Le téléphone était resté dans la cuisine. Je ne l’ai pas entendu sonner tout de suite.
— Soit, se radoucit la voix. Garde-le toujours avec toi dorénavant. Compris ?
Héloïse leva le pouce en direction de Julianna. Un point pour elle dans ce match d’impro.
— As-tu ce qu’on t’a demandé ? reprit la voix, menaçante.
— Non, je ne retrouve rien dans le bazar que vous avez mis.
Héloïse pâlit. Venait-elle réellement de répéter ce que Julianna lui avait soufflé ?
— Tu joues à quoi ? questionna-t-elle sans émettre un son. On va se faire tuer !
Julianna haussa les épaules. C’était sorti tout seul. Comment récupérer l’affaire ?
— Enchaîne, fit signe Julianna avec des moulinets de mains. Noie le poisson.
— Euh… et je n’arrive pas joindre mon père, continua Héloïse.
— Il va falloir faire mieux que ça, siffla la voix. Qu’est-ce que tu crois ? Gérard s’est fait la malle depuis longtemps. Il se fout de ce qui peut vous arriver. Ramène-moi ce qu’il nous a volé. C’est la seule chance de survie pour ton frère et ta mère.
— Je ne sais pas ce que je dois trouver. Si vous pouviez me décrire l’objet…
— Tu ne veux pas non plus que je te mâche le travail, rugit la voix. Tu sais quoi ? Je ne te trouve pas assez motivée. Tiens-tu si peu à ta famille ? Allez, maman, viens dire bonsoir à ta fifille chérie.
Un bref silence coupa la conversation. Le claquement des semelles de la voix résonna. Une portière de voiture s’ouvrit aussitôt suivie d’une courte cavalcade. Puis des bruits de lutte. Et le cri d’un homme assorti d’une bordée de jurons.
— Héloïse, sauve-toi ! hurla Nathalie, lointaine et essoufflée. Retrouve ton père et cachez-vous !
Une gifle monumentale claqua.
— Embarquez-la, ordonna la voix à ses complices. Vous…
Le reste de sa phrase se perdit dans un vacarme. Un sifflement strident satura le haut-parleur du téléphone.
— Quant à toi, reprit la voix en criant pour couvrir le tintamarre, je te laisse trois jours pour mettre la main sur ton père et ce qu’il nous a volé. Il est 23h38, disons minuit. Ça te laisse jusqu’à dimanche minuit, pas une seconde de plus. Si tu n’as pas ce que je veux quand je te rappellerai dimanche à 23h59, je te réexpédierai ton chiard de frère et ta salope de mère en autant de morceaux qu’il y a de jours dans l’année. Puis, quand tu auras reconstitué leurs puzzles, nous viendrons te chercher pour te faire subir le même sort. Pas de jaloux. Nous sommes pour le regroupement familial. Vous serez tous en Apéricubes en vrac dans la même tombe.
Héloïse frissonna d’effroi. Julianna se promit de ne plus jamais manger ces amuse-gueules.
— Dernière chose, si tu t’avises de prévenir la police, je torturerai ta famille jusqu’à ce qu’ils me supplient de les achever. C’est clair ?
— Oui, clair, très clair, balbutia Héloïse. Pitié. Ne leur faites pas de…
Héloïse ne put terminer sa supplique. La voix venait de couper la conversation.
— Oh mon Dieu, cette ordure va les tuer, murmura Héloïse les yeux pleins de larmes.
— Non Hélo, la rassura Julianna. Ce type nous a donné trois bonnes nouvelles. Quatre, si on compte le délai de trois jours.
— De quoi parles-tu ?
— Déjà, ta mère est en vie. Le sang sur la valise laissait présager le pire, mais nous venons de l’entendre, et elle est assez alerte pour leur donner du fil à retordre.
— Mais pour combien de temps ? Tu as entendu la gifle qu’elle s’est prise ?
— Concentrons-nous sur les bonnes nouvelles, veux-tu ? La deuxième, ces mecs te croient chez toi, toute seule. Ils ne nous ont pas vues à l’aéroport, et ne savent pas que je suis avec toi. Enfin, la troisième info importante est que les BCNI ne sont pas au courant pour Sentinelle et le branle-bas de combat à côté de nous, dans le hall. Ils n’ont donc plus personne qui les renseigne depuis l’intérieur de l’aéroport.
— Tu as raison, affirma Héloïse en essuyant ses larmes. Ça nous laisse une marge de manœuvre pour sortir d’ici.
— Ou alors, ceci confirme que nous pouvons faire confiance à Sentinelle et consort.
— Ah non ! Tu ne vas pas remettre ça sur le tapis, s’emporta Héloïse en foudroyant Julianna. Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans « pas la police » ? « Pas » ou « police » ? Nous avons eu du bol pour cette fois. Maintenant, nous devons garder une longueur d’avance pour les flics.
— Ok, ne t’emballe pas. En revanche, promets-moi un truc. Si, d’ici quarante-huit heures, nous n’arrivons plus à gérer seules la situation, nous préviendrons les autorités. Au minimum, ces trois militaires de Sentinelle, là dehors. Ils semblent réglos.
— D’accord, promis. Maintenant que faisons-nous pour retrouver le chef de la sécurité ?
— J’ai une meilleure idée. Tu as entendu ce bruit en arrière-fond de l’appel des ravisseurs ? C’était le sifflement d’un moteur d’avion. J’en mettrais ma main au feu. Trop aigu pour un gros porteur, donc il s’agit d’un jet. Il est trop tard pour empêcher son décollage.
— Les BCNI doivent être déjà loin.
— Non, je ne pense pas. C’est un problème de maths.
— Oh ben je te laisse faire alors, parce que moi et les chiffres…
— Les pistes de Mérignac sont fermées, donc les BCNI ne décolleront pas d’ici. En revanche, le gars de la vidéosurveillance a dit que la voiture des ravisseurs a quitté l’aéroport vers quoi ? Presque 23h ? Quand la voix t’a donné son ultimatum, il était 23h38. Arrondissons à 23h35. Ça ne leur a laissé que 35 minutes pour gagner une autre piste de décollage. Y a-t-il un second aéroport ou un petit aérodrome dans le coin ?
Julianna et Héloïse secouèrent la tête en cœur. Ni l’une, ni l’autre ne connaissait la région.
— Nous devons trouver d’où ils viennent de décoller pour identifier leur destination. Concentrons-nous là-dessus en premier. Si ça ne fonctionne pas, nous chercherons le chef de la sécurité, et si nous échouons là aussi, nous retournerons chez toi trouver l’objet volé. En parallèle, tu continueras tes tentatives pour joindre ton père. Lui seul détient le fin mot de cette histoire.
— Ça marche, acquiesça Héloïse en tapant dans la main de son amie. Première étape, comment sort-on d’ici ?
Julianna fronça les sourcils en réfléchissant.
— De quoi as-tu parlé avant ce coup de téléphone ? demanda-t-elle. De couloirs de service ? C’est ça ?
La jeune femme semblait électrisée. Ses yeux brillaient d’un éclat machiavélique qu’ Héloïse n’avait jamais vu.
Julianna saisit son amie par les épaules.
— Hélo, tu me fais confiance ?
— Oui, bien sûr.
— Tu ne devrais pas !
– 13 –
Julianna partit comme une balle vers la porte des toilettes, l’ouvrit à la volée, bouscula et mit sur les fesses une Delphine stupéfaite, puis s’élança vers le comptoir d’Air Portugal. Avant que la militaire ait eu le temps d’avertir ses collègues, Julianna envoya un grand coup d’épaule dans les côtes de chacun des deux malabars surarmés. Un coude de plus dans les abdos de Cyril, et Julianna s’était frayée un passage jusqu’à l’écran où défilaient les images de vidéosurveillance.
— Vous nous cachez quelque chose, rugit la jeune femme. On le sait. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-il arrivé à Nathalie ? C’est votre faute et vous voulez étouffer l’affaire. C’est ça, hein ? Bande de…
— Punaise de mioches ! jura le géant blond. Vous êtes des pubs ambulantes pour la contraception, toutes les deux. J’en ai marre. Mehdi, prends mon FAMAS. Toi, jeune fille, tu es punie. Au coin !
Nettement plus sportif que l’adolescente, le jeune lieutenant attrapa Julianna par la taille, la décolla du sol et la balança sur son épaule gauche comme un vulgaire sac à patates.
— Delphine, suis-nous avec l’autre.
L’autre, c’était Héloïse, accourue à la suite de son amie, Delphine dans son sillage. Ni l’une, ni l’autre ne comprenait ce qui venait de se passer. La seconde précédente, Julianna était un agneau bien parqué, puis, en un claquement de doigt, la voilà transformée en bête féroce prête à mordre.
Renonçant à chercher le pourquoi du comment, car après tout il avait mieux à faire, Cyril entraîna la petite troupe vers le couloir de service. Julianna releva la tête et croisa le regard d’Héloïse que Delphine poussait devant elle. Son amie était furibonde.
Un instant, Julianna cru que la chance lui souriait enfin. Eh bien non, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas.
— Fichue loi de Murphy !
Alors qu’il arrivait à un petit, mini, micromètre de l’issue tant convoitée par les deux jeunes filles, le militaire s’arrêta devant une porte toute simple que Julianna n’avait même pas remarquée. Peinte en gris clair, comme le mur, la porte s’y dissimulait parfaitement. Une inscription un peu effacée signalait « Réservé aux douanes ».
Cyril fouilla dans son multipoches et en sortit une carte d’accès. Il cala un peu mieux Julianna sur son épaule et se pencha de l’autre côté pour présenter le pass devant une serrure électronique. Un bip résonna, une LED verte clignota deux fois et le loquet claqua en libérant l’accès.
De sa main valide, Cyril tâtonna pour trouver l’interrupteur, puis d’un mouvement d’épaule il fit choir son chargement sur la table qui trônait au milieu de la pièce. C’était d’ailleurs presque tout ce que contenait cette salle aveugle. Une table et deux chaises, toutes vissées au sol. Delphine jeta Héloïse dans le réduit. La jeune fille croisa les bras en ignorant royalement Julianna. Loin de se laisser démonter, cette dernière repartit à l’assaut. Attrapant Cyril par le gilet multipoches, elle lui balança des coups de pieds dans les genoux et tenta de lui écraser les orteils. D’un geste expert, Cyril maîtrisa Julianna avec une clé de judo. En riposte, la jeune femme tenta de mordre la main droite du militaire. Tout ce qu’elle récolta fût un magistral coup de pied au derrière qui l’envoya valdinguer au fond de la pièce.
— Tu bouges encore une oreille, et je te menotte à la table, gronda le lieutenant en désignant du menton la crosse de métal soudée au milieu du plateau de celle-ci.
— Tu es contente ? tança Héloïse. On est bien avancées.
— Je ne te le fais pas dire, renchérit Cyril. Maintenant, je ne veux plus vous entendre. Vous attendez ici tranquillement que les gendarmes vous interrogent.
Sur ce, Cyril sourit, satisfait d’avoir enfin la paix, puis referma la porte violemment. Un bip appuyé indiqua le verrouillage de la serrure.
— Aïe, gémit Julianna en se massant l’arrière-train.
— Tu as ce que tu mérites, assena Héloïse. Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu as grillé un fusible ou quoi ? Que…
Héloïse interrompit sa litanie de reproches. Julianna agitait quelque chose sous son nez.
— Un p…
Julianna plaqua sa main sur la bouche de son amie. Un doigt sur ses lèvres, la jeune fille lui intima le silence. Les militaires avaient bien refermé la porte, mais Julianna ne les avait pas entendus s’éloigner. Il lui semblait même distinguer une ombre légèrement mouvante sous la porte.
Les deux amies attendirent sans piper mot. Au bout d’un temps qui leur parut infini, l’ombre se mit à bouger en direction du hall et les pas des trois militaires résonnèrent de plus en plus lointains.
— Ces petits filous nous écoutaient pour collecter des infos sur l’enlèvement de ta mère, sourit Julianna comme une grand-mère devant la roublardise de ses petits-enfants. Ce Cyril est une sacrée fouine. Et bon sang qu’il est costaud !
— Tu crois qu’il est de mèche avec les BCNI ?
Julianna prit une minute avant de répondre. Elle fit un tour sur elle-même et détailla la pièce. Pas de caméra ou de micro visibles, et encore moins de miroir sans tain. Les jeunes femmes pouvaient échanger loin des oreilles indiscrètes.
— Je doute que ce soit un des leurs. Tu aurais vu sa tête quand il a aperçu la valise éventrée. Ce lieutenant me semble réglo. Carré sur la discipline. Le genre de type a avoir le règlement comme livre de chevet ou lecture de chiottes. J’ai presque des remords de lui avoir piqué son badge de sécurité.
Fière d’elle, la jeune fille fit sauter le rectangle de plastique dans sa main.
— C’est pour cela que tu l’as attaqué ? Pour lui voler son badge ?
— Bien sûr. Je m’en fichais des images de vidéosurveillance, bien que j’aie quand même pu apercevoir le visage du chef de la sécurité. Ça nous fait une info supplémentaire. Non, ce qui m’intéressait c’était ce fichu pass.
— Tu as été pickpocket dans une vie antérieure ?
— Il y a deux ou trois ans, un prestidigitateur est venu en résidence à Utopy Town. Monsieur avait un CV peu ordinaire. Il avait purgé quelques mois de taule pour vol à la tire dans le métro parisien.
— Fais-moi penser à surveiller tes fréquentations, jeune fille.
— C’était un bon prof, mais je n’ai pas sa dextérité. Je me suis loupée lors de ma première tentative près du guichet d’Air Portugal. Je visais celui de Mehdi, mais il était trop bien accroché. Heureusement, Cyril a sorti le sien pour nous enfermer ici. Désolée pour ses orteils, mais l’occasion était trop belle.
— Joli coup, félicita Héloïse, mais tu aurais pu me mettre au parfum avant.
— Pas eu le temps. D’ailleurs, ne traînons pas. Dès que le lieutenant aura besoin de se déplacer dans l’aéroport, il s’apercevra de la disparition de son badge. Je ne donne pas cher de notre peau si nous sommes toujours bloquées ici.
Julianna s’approcha de la serrure électronique.
— Faisons un essai. Comment fonctionne ce truc ?
— Il suffit de passer la carte devant le détecteur. Tu as bien vu.
— Ben non justement. J’avais un dos de la taille d’une camionnette dans mon champ de vision.
Julianna examina la serrure et agita le pass devant. Clic, bip et lumière verte. La voie était libre. La jeune femme risqua un coup d’œil à l’extérieur. Impossible de distinguer ce que fabriquaient les militaires. La porte ne s’ouvrait pas dans le bon sens pour les apercevoir. Julianna réfléchit à toute vitesse.
— Hélo, prête-moi ton briquet, s’il te plaît.
— Je n’en ai pas.
— À d’autres ! Je t’ai vu fumer sur le parvis du lycée. File-moi ton briquet. Je ne suis pas ta mère. Je te le rendrai.
Héloïse tendit de mauvaise grâce son briquet jetable en pastique vert.
— Non, déclina Julianna. L’autre. Le beau. Celui que ton ex t’a offert.
Héloïse maugréa en sortant son Zippo chéri de la poche intérieure de sa veste.
— Tu ne vas pas nous faire griller, j’espère, s’enquit-elle en tendant l’objet à son amie.
— Tu te charges de détruire tes poumons très bien sans moi.
Héloïse leva les yeux au ciel. Elle aurait dû s’attendre à prendre un scud en pleine poire. Julianna était une farouche anti-tabac.
— Pour une fois que tes vices serviront à quelque chose, renchérit Yanna en frottant le briquet sur son pull.
À quatre pattes au pied de la porte légèrement entrebâillée, la jeune femme glissa le Zippo à l’extérieur.
— Yes !
La surface en inox lustré du briquet était un parfait miroir. Si, depuis son réduit, Julianna ne pouvait pas distinguer les militaires, le Zippo renvoyait en revanche le reflet de la baie vitrée du hall opacifiée par la nuit. Par ce truchement de miroirs, les jeunes filles pouvaient apercevoir un grand groupe en pleine discussion. Concentrés sur ce que Cyril leur expliquait, gendarmes nouvellement arrivés, douaniers venus en renforts, agents de sécurité qui n’en menaient pas large et personnel de l’aéroport ou des compagnies aériennes ne prêtaient aucunement attention à la prison improvisée des deux amies.
Julianna tourna le briquet de l’autre côté. La double porte du couloir de service était là. À quelques mètres.
— Ils ne nous calculent pas. Suis-moi Hélo. Et referme derrière nous. Inutile que Cyril et sa clique s’aperçoivent trop vite de notre évasion. On ne va pas leur mâcher le travail !
Tout doucement, Julianna ouvrit un peu plus la porte du réduit. Juste assez pour la largeur de ses épaules. Aussi rapidement et discrètement que possible, Julianna et Héloïse se dandinèrent à quatre pattes jusqu’à l’entrée du couloir réservé au personnel. D’un petit coup de talon, Héloïse referma leur cellule. Julianna étira son bras au maximum pour atteindre le détecteur de la serrure électronique. Clic, bip (qui sembla résonner comme un concert de hard rock dans cette partie déserte du hall) et lumière verte. Les jeunes filles se glissèrent dans le couloir, puis se plaquèrent de part et d’autre des portes pour reprendre leur souffle. Sans se concerter, elles se redressèrent et risquèrent un coup d’œil par les hublots. Rien n’avait changé. Personne ne les avait aperçues.
— Mince, geignit Héloïse en époussetant ses genoux. J’ai ruiné mon jean.
Julianna sourit. “Fashion Hélo, première sur la mode” était de retour. Toujours tirée à quatre épingles, Héloïse influençait le style de tout le lycée. Même certaines enseignantes avaient cédé à la tentation devant ses tenues impeccablement assorties. Le mythique manteau violet de son amie avait essaimé jusque dans la salle des profs et le bureau de la proviseure.
— Nous parlerons chiffons plus tard, Hélo. Trouvons la sortie.
Sur la pointe des pieds, les jeunes femmes s’enfoncèrent dans le couloir du personnel. La pénombre était leur alliée. Elles passèrent sans encombre devant plusieurs bureaux ouverts mais vides. Au fond, accrochée au plafond, une pancarte lumineuse leur laissa le choix. À gauche « Sorties Pistes », à droite « Sortie Parkings ». Virage à droite toute ! Et arrêt d’urgence immédiat.
Pile au centre de ce nouveau couloir, une lumière crue filtrait d’un bureau. Le ou les occupants les apercevront à coup sûr quand elles passeront devant. Mais pas le choix. Ce couloir en T ne leur laissait que trois options : rebrousser chemin vers le hall et retomber dans la gueule du loup, atterrir sur les pistes et devoir chercher une nouvelle issue vers les parkings, ou risquer le tout pour le tout en passant devant ce bureau, quitte à courir jusqu’au Chrysler. Le temps leur manquait.
— Hélo, redonne-moi ton Zippo, s’il te plaît.
Désormais rompue à la manœuvre, Julianna s’approcha de l’ouverture, s’accroupit et glissa le briquet au ras du sol. Postée en guetteuse cinq mètres en amont, Héloïse entendit son amie soupirer de soulagement. Le bureau était vide. La lumière bleuâtre provenait d’un ordinateur resté allumé. Julianna saisit la balle au bond.
— Tu crois qu’un étourdi aurait laissé sa session ouverte ?
— Ce serait trop beau pour être vrai, répondit Héloïse qui voyait très bien où son amie voulait en venir.
Julianna bougea la souris et fit disparaître l’écran de veille. Bingo. Aucun mot de passe demandé.
— Qu’est-ce que disait notre prof de physique-chimie en seconde déjà ? La plus grande faille d’un système est l’humain ?
Héloïse se posta en sentinelle dans l’embrasure de la porte, tandis que son amie s’asseyait devant l’ordinateur. Les ravisseurs avaient quitté l’aéroport de Mérignac pour gagner un nouveau terrain de décollage en moins de quarante minutes. Julianna lança une recherche sur les Pages Jaunes, et tria les réponses par distance. Elle élimina les terrains d’aviation en herbes et autres clubs de vol à voile. Un jet privé avait besoin d’une piste en dur. Julianna trouva son bonheur tout en bas de la liste. Un petit aérodrome se situait pile à 35 minutes de route de Mérignac.
— Hélo, direction l’aérodrome Bordeaux Léognan Saucats, triompha Julianna en lançant l’impression de l’itinéraire. Tiens, tant que j’y suis…
— Dépêche-toi ! la pressa son amie.
— Une seconde. Je cherche l’adresse du chef de la sécurité. C’est notre plan B. Rha, c’est quoi son nom déjà ? Un machin en « nard » ou en « gnard ». Rougnard, Cougnard…
— Connard.
— Ça, c’est sa carte de visite. Hum… Pougnard ! Frédéric Pougnard.
Depuis les Pages Blanches, cette fois, Julianna retrouva le domicile de ce traître de Pougnard. Il habitait à peine plus loin que le petit aérodrome. Quelle piste suivre en premier ? Julianna trancha. Les jeunes filles resteraient sur leur première idée. Elles iraient au plus près suivre la piste du jet, et si celle-ci s’essoufflait, les deux amies fileraient demander des comptes au futur ex-chef de la sécurité. Julianna imprima le second itinéraire, supprima l’historique de recherches et sonna l’heure du départ.
Tout au bout du couloir, le sas de sécurité débouchant à l’extérieur s’ouvrit comme par magie grâce au pass.
— Plus personne ne contrôle les caméras de sécurité dans cette boîte ? s’étonna Julianna alors que quatre de ces appareils montaient la garde autour et à l’intérieur du sas.
— Tu ne vas pas t’en plaindre ?
— Euh, non, mais notre cher lieutenant va être fumasse. Ah tiens, quand on parle du loup !
Les jeunes femmes venaient d’atterrir dans une allée de service. À gauche, la petite route goudronnée menait aux pistes. Un haut portail avec portique couronné de fils barbelés en interdisait l’accès. À droite, une simple barrière zébrée de rouge et de blanc les séparait de l’esplanade d’entrée de l’aéroport. Au centre, trônait un véhicule. Le tout-terrain de la force Sentinelle.
Héloïse se glissa sous la barrière et détala vers le Chrysler que Julianna déverrouilla à distance. Leur monospace était tout seul au milieu du parking visiteurs désert. Héloïse s’engouffra dans la voiture, boucla sa ceinture et pressa Julianna de démarrer. Sauf que son amie n’était pas là.
Hélo se contorsionna sur son siège à la recherche de Yanna. Les secondes s’égrenèrent. N’y tenant plus, Héloïse sortit du véhicule et rebroussa chemin vers la ruelle.
— Yanna ? chuchota-t-elle en s’approchant. Où es-tu ?
Julianna surgit de l’allée de service en courant. Sans un mot, elle saisit le poignet de son amie, fonça vers le Chrysler et se précipita derrière le volant.
— Qu’est-ce-que tu fabriquais ? demanda Héloïse en boucla à nouveau sa ceinture.
— Je rendais son pass à Mister Sentinelle, répondit Julianna en démarrant en trombe. Je n’ai pas envie d’ajouter « mise en péril de la sécurité aéroportuaire » à notre délit de fuite.
— Et il t’a fallu tout ce temps ?
— J’ai effacé mes empreintes avant de glisser la carte sous un essuie-glace, précisa la jeune femme en engageant son monospace sur la voie rapide. Les enquêteurs mettront peut-être plus de temps à remonter jusqu’à nous. Enfin, moi. Toi, ils connaissent l’identité de ta mère et savent que tu es sa fille. J’espère juste qu’ils n’ont pas relevé la plaque du Chrysler. Bref, on verra bien. Tiens, voilà l’itinéraire. Guide-moi jusqu’à Léognan.
– 14 –
— Les jeunes filles sont là, indiqua Cyril aux gendarmes spécialistes des zones aéroportuaires. Attention, ça mord.
Le lieutenant porta la main au deuxième rangement de son gilet multipoches. Puis au premier. Au troisième et au quatrième. Et enfin, en désespoir de cause, il passa toutes ses poches de pantalon en revue.
— La petite saloperie ! jura-t-il. Cette fouinasse m’a piqué mon badge d’accès dans la bagarre. Mehdi, ouvre !
Cyril fulminait. S’être fait prendre en défaut par une petite maligne, passait encore. Elle lui revaudrait ça. Cher. Mais le découvrir sous l’œil goguenard des gendarmes, voilà qui était dur à encaisser. D’autant plus qu’il venait d’infliger la soufflante du siècle aux agents de sécurité sur les règles de survie minimales en termes de sûreté aéroportuaire.
Clic, bip et lumière verte. Pas de miracle derrière la porte. Les deux casse-pieds s’étaient volatilisées.
— Sécurité ! beugla le militaire à l’adresse du guichet d’Air Portugal. Où mon badge a-t-il borné ces dernières minutes ?
— Une seconde, temporisa l’agent en réquisitionnant à nouveau l’ordinateur de la compagnie aérienne. La porte à votre droite, puis six minutes plus tard, le sas vers l’extérieur, côté parkings.
— Bon sang, elles sont déjà dehors. Delphine, fais le tour par l’esplanade. Trouve leur voiture.
Cyril arracha le pass des mains de Mehdi et s’engouffra dans le couloir de service, avant de bifurquer direct à droite. Le double sas trembla sur ses fondations au passage des deux militaires suivis d’une troupe de gendarmes et d’agents de sécurité. La voie de service était déserte. Seul leur SUV attendait bien sagement l’heure de rentrer dormir dans son casernement.
— Bon sang ! jura Cyril en tapant du poing sur le capot du tout-terrain. Pourquoi le mec de la vidéosurveillance n’a pas signalé leur fuite ?
— Euh… ben parce que je suis là, répondit timidement un petit homme chétif en se cachant derrière son collègue pas beaucoup plus costaud.
— Mais… mais qu’est-ce que tu fous là, toi ?!
— Ben, vous avez dit que vous vouliez tout le personnel disponible donc nous sommes tous descendus, chef… euh commandant.
— Lieutenant, bougre d’âne ! Remonte à ton poste immédiatement. Punaise, il y en a trois ou quatre qui vont émarger à l’ANPE dès demain, moi je te le dis Mehdi.
Celui-ci trouva la sanction un brin clémente. Dans son bataillon, ce genre de bévue valait une heure de footing débile, des corvées à foison, un passage pas très agréable dans le bureau du colonel, voire plusieurs jours de cabane. Aucun gradé ne plaisantait avec un abandon de poste, surtout en situation de crise.
— Ah ! Delphine ! Donne-moi une bonne nouvelle, s’il te plaît.
— Désolée, lieutenant. Les parkings visiteurs sont vides. Les filles se sont envolées. Oh, c’est quoi ça ?
Mehdi et Cyril tendirent le cou vers l’endroit désigné par Delphine. Dans la pénombre, aucun d’eux n’avait aperçu le pass glissé derrière l’essuie-glace. Cyril contourna le véhicule pour récupérer son précieux sésame. Il se pencha pour s’en saisir, mais recula aussitôt.
La lumière orangeâtre et tremblotante de la veilleuse éclairant l’entrée de la voie de service laissait deviner des marques sur l’aile avant du 4X4.
— Bordel, si elles ont rayé la bagnole, je les atomise ! enragea Cyril en s’accroupissant.
Mais une fois à la bonne hauteur, face à la carrosserie, le lieutenant pâlit. Aucune rayure. À la place, un message tracé dans la poussière s’étalait de la portière jusqu’au clignotant avant : « Aidez-nous ! ». La personne qui avait écrit ces mots n’avait pas fini son message. La phrase suivante semblait commencer par un L, mais le trait s’interrompait brusquement.
Delphine et Mehdi se penchèrent pour lire au-dessus de l’épaule de leur officier.
— Ça ne sent pas bon cette histoire, commenta Mehdi.
Le chef de patrouille opina. Tout ça n’avait ni queue, ni tête. Pourquoi s’enfuir, puis demander de l’aide ?
— Six minutes, marmonna le jeune lieutenant. Il faut trente secondes max pour aller du hall à l’extérieur. Pourquoi les filles ont-elles mis six minutes ?
Tout en réfléchissant à voix haute, le militaire repartit vers le couloir en T. Au milieu de celui-ci, la minuterie éteignit l’éclairage. Le regard de Cyril tomba sur la seule chose encore visible. Un rai de lumière bleuâtre sortant d’un bureau. L’ordinateur ne s’était pas encore remis en veille. La session d’utilisation était toujours active. Le lieutenant lut le panonceau sur la porte.
— Bureau de Sébastien Mély. Un abruti de plus à ajouter à la liste, soupira-t-il en ouvrant le moteur de recherche.
Historique vide.
— Evidemment…
Cyril jouait les mecs en colère, mais au fond de lui, une inquiétude sourde grandissait vitesse grand V. Une femme venait d’être enlevée quasiment sous ses yeux. Maintenant, deux adolescentes étaient seules dans la nature. Selon toute vraisemblance, en danger. Il devait les retrouver.
Le militaire s’éloigna de ses collègues. À l’abri des oreilles indiscrètes, il sortit son téléphone portable et appuya longuement sur la touche 6. Habituellement, c’était ce numéro préenregistré qui l’appelait. Jamais l’inverse.
— Identification.
— Lieutenant Cyril Figeac. CPA 30. J’ai besoin de parler à l’officier de permanence. C’est un peu spécial. En résumé, faille de sécurité majeure à l’aéroport de Mérignac. Une femme enlevée, deux jeunes filles en fuite, et un chef de la sécurité en cavale avec les ravisseurs. J’ai besoin de trois choses. Numéro 1, récupérer un historique de navigation effacé. Numéro 2, localiser Fréderic Pougnard, le chef de la sécu. Numéro 3, cet homme a reçu un appel sur son portable personnel juste avant les faits, vers 20h15. Il me faut le numéro qui l’a contacté, si possible le nom de son interlocuteur, et d’où l’appel a été émis.
— Et avec ceci, ce sera tout, lieutenant ?
Cyril sourit. Il venait de balancer trois ordres à un supérieur hiérarchique qui, heureusement, le prenait avec humour.
— Ce sera déjà un bon début, mon colonel. Merci d’avance. Je vous envoie les noms, numéro de portable et adresse IP concernés par SMS.
– 15 –
L’aérodrome de Léognan-Saurat était bien plus vaste que ne se l’était imaginé Julianna. Nichée au milieu d’une forêt de pins, la clairière qui l’abritait était immense.
Julianna et Héloïse devinaient plus qu’elles ne distinguaient précisément les différentes infrastructures. L’obscurité était quasi-totale. Les phares du monospace ne portaient pas assez loin pour se faire une idée d’ensemble de l’aérodrome. Ouvrant grand les yeux comme des chouettes, les jeunes femmes finirent par identifier deux pistes, l’une en herbes et l’autre d’asphalte. De part et d’autre de celles-ci, se répartissaient plusieurs îlots de hangars et deux petits bâtiments en dur. Malheureusement pour les deux amies, aucune tour de contrôle ne régulait le trafic aérien depuis cette plateforme. Les jeunes femmes avaient espéré utiliser le radar pour suivre le trajet du jet privé et localiser sa destination.
Le monospace avançait lentement sur le parking vide. Malgré les efforts de Julianna pour doser la pédale d’accélérateur, le crissement des pneus sur les gravillons résonnait dans toute la clairière.
— Discrétion, zéro sur vingt.
— En même temps, à quoi ça sert ? grinça Héloïse en croisant les bras. C’est désert. Il n’y a pas un chat à l’horizon. On les a perdus pour de bon cette fois-ci.
— Ce que tu peux être défaitiste, la sermonna Julianna. Tu as vu le portail, non ? Il est encore ouvert, et un cadenas flambant neuf pendouille au bout de la chaîne. Il doit…
Julianna pila net. Héloïse manqua d’embrasser le tableau de bord. Un minet suicidaire venait de surgir devant le capot. Le parechoc lui frisa les moustaches. Paniqué, le pauvre matou alla se réfugier derrière une borne de piste jaune marquée d’un gros numéro noir.
— Eh mais tu es malade ! s’emporta Héloïse.
— Punaise de chat ! jura Yanna. Tiens, tu vois qu’il y en avait un finalement. Il y a encore un peu de vie ici. Tout n’est pas perdu.
— Désopilant. On fait quoi ? On va lui demander ce qu’il a vu en le soudoyant avec une souris ?
— Hum, pour le chat, j’ai un doute. En revanche, de ce côté-ci…
De l’index, Julianna désignait un des deux bâtiments en dur. Une lumière jaune et faiblarde venait de percer l’obscurité depuis l’arrière d’un hangar voisin. Elle projetait sur le mur clair une ombre affairée. D’abord monstrueuse et informe, la silhouette se précisa à mesure qu’elle avançait vers les jeunes femmes. Grossie et déformée par la perspective, elle passa de “montagne gélatineuse en plein séisme” à “rhinocéros monté sur un vélo” pour finir par prendre une forme vaguement humaine.
Grommelant entre deux bordées de jurons, un homme poussait une lourde moto dans l’allée entre les deux bâtiments. L’ombre chercha dans ses poches les clés de son engin, finit par les trouver et enfourcha sa bécane… ou presque. Pendant la manœuvre, son regard croisa sur le sol le halo des phares du monospace. Ses yeux remontèrent lentement jusqu’à la voiture, alors que sa jambe droite restait figée en l’air. Cette posture acrobatique rappelait furieusement à Julianna son fidèle Anatole baptisant méticuleusement chaque brin d’herbe croisé en promenade. L’homme plissa les yeux pour identifier les intrus, mais ne reconnut pas ce Chrysler. Pendant deux secondes, les jeunes femmes et l’homme se toisèrent sans qu’aucun ne réagissent.
Puis, d’un coup de talon, l’homme finit d’enfourcher sa moto. Julianna accéléra pour barrer la route de l’engin. Debout sur le kick de son engin, l’homme tentait rageusement de démarrer. Héloïse jaillit de la voiture et arracha les clés de contact du fuyard. Dans la panique, l’homme avait oublié d’actionner le Niemann.
Se ressaisissant plus vite que prévu, l’homme sauta à terre et courut vers l’entrée d’un bâtiment. Cavalant à sa suite, Julianna entendit un bruit de métal puis un juron. L’instant d’après, la jeune fille butta contre une masse au sol et s’encastra dans la porte métallique.
— Bordel ! rugit l’homme. Tu m’as mis ton pied dans la tronche, salo… !
— Oh hé, tu vas te détendre tout de suite ! C’est toi qui t’es vautré en premier.
— Je ne me suis pas viandé. Je…
— Cherchais ces clés ? le coupa Héloïse en brandissant un second trousseau. Je vais commencer une collection.
— Punaise, vous êtes qui ?
— Et si on en parlait à l’intérieur ? suggéra Julianna en se massant le front.
Héloïse essaya plusieurs clés avant de trouver la bonne. La lumière du plafonnier inonda l’unique pièce faisant office d’accueil de l’aérodrome. Le mobilier était spartiate mais fonctionnel. Armoires de classement en métal et étagères en bois occupaient tout le mur du fond, à l’exception d’un minuscule coin cuisine et d’une petite porte ouvrant sur des sanitaires. Les murs de droite et de gauche étaient percés de longues fenêtres à glissière closes par des rideaux en PVC autrefois blancs. La porte d’entrée donnait sur un étroit comptoir d’accueil en bois surmonté d’une vitre en plexiglas. Derrière celui-ci, au centre de la pièce, un gros bureau métallique était tourné vers les baies vitrées, face aux pistes. Dans son dos, une grande table, elle aussi en métal, croulait sous les dossiers et les cartes.
Julianna fit signe à l’homme d’entrer. Celui-ci refusa obstinément et resta assis par terre sur le perron, bras croisés, menton en l’air. Un gamin boudeur. Exaspérée, Julianna saisit sa veste et le tira à l’intérieur avant de l’asseoir sans ménagement sur une chaise de bureau.
Les deux amies détaillèrent leur prise. Flottant dans une cotte de travail gris clair beaucoup trop grande pour lui, l’homme, dégingandé comme un pied de tomate en fin d’été, avait tout de l’adolescent grandi trop vite. Les rides autour de ses yeux noisette trahissaient pourtant un certain nombre d’années au compteur. L’ensemble rendait l’attribution d’un âge difficile. Quarante, quarante-cinq ans peut-être. Ses bras, secs et tout en muscles, étaient ceux d’un travailleur de force. De ceux capables de démonter un moteur d’avion. Ou de coller une sacrée trempe à deux jeunes filles. Raison de plus pour Héloïse et Julianna de rester à bonne distance de lui.
Prudemment, Yanna passa derrière la chaise de bureau. Elle glissa sa main dans une poche de la veste de l’homme et en tira son portefeuille.
— Mathieu Zachary… C’est bien ton nom ? Tu es le mécanicien de l’aérodrome si je comprends bien ?
— Régisseur polyvalent. Accueil, logistique, mécanique, entretien des pistes…
— Donc rien ne se passe ici sans que tu le saches. Alors mon cher Mathieu, nous avons tout un tas de questions et aucune patience. Quant à toi, tu as sûrement les réponses et de toute évidence quelque chose à te reprocher.
— Je n’ai rien à me reprocher, poufiasse ! Dégagez d’ici, les gamines !
— Si tu as la conscience tranquille, pourquoi t’es-tu enfui en voyant notre voiture ?
— Vous aviez l’air louche.
— Tu ne pouvais pas nous voir, et je suis sûre que les phares de ma voiture ne louchent pas.
— Tu te crois drôle ?
— Malheureusement oui, se désola Héloïse en levant les yeux au plafond.
— Tu ne m’aides pas là ! J’en étais où ? Ah oui. Il y a environ une demi-heure, un avion a décollé d’ici. On veut tout savoir de lui et ses occupants.
— Il n’y a pas eu d’avion. Je n’ai rien vu. Je ne sais pas qui c’était.
— Il va falloir choisir. Soit il n’y avait pas d’avion. Soit il y en a eu un et tu ne sais pas qui était dedans. Dans tous les cas, tu mens.
Mathieu perdit de sa superbe. Il s’était planté tout seul. Ne sachant comment s’en sortir, le régisseur changea radicalement de méthode.
— Toi, la poufiasse, je ne t’aime pas, lança-t-il à Julianna en crachant dans sa direction. Je ne te dirai rien.
— Grande classe, commenta Julianna en esquivant le projectile. Je te rassure, c’est réciproque.
— Toi, par contre…
Le regard lubrique du régisseur détailla Héloïse de la tête au pied, puis revient se poser sur sa poitrine.
— Si tu me poses tes questions très gentiment, on pourra peut-être s’arranger.
L’homme écarta les cuisses et fit jouer son bassin de haut en bas. Héloïse détourna le regard en réprimant un haut-le-cœur.
— Allez, viens ma jolie. Pose-moi ta question du bout des lèvres.
Un craquement sonore fit exploser les siennes. Le crochet du droit de Julianna projeta Mathieu contre l’accoudoir de la chaise. Celle-ci fit deux tours complets sur ses roulettes, avant de heurter l’étagère du fond. Le manège fini, Julianna fit l’inventaire des dégâts. Son poing allait sûrement virer au violet, mais elle était satisfaite. En plus de la lèvre supérieure fendue, un hématome commençait à se former sur la pommette gauche du régisseur. Et grâce à un heureux ricochet sur l’accoudoir, son nez arborait désormais une singulière courbure en zigzag, un coup à droite, un coup à gauche.
Groggy, Mathieu Zachary sortit un mouchoir de sa poche et tamponna le sang qui dégoulinait de son nez.
— Yanna ! s’écria Héloïse.
— Quoi ? rétorqua celle-ci en haussant les épaules. Ok j’ai craqué, mais avoue qu’il l’avait cherché. Et puis ça détend. Tu devrais essayer.
Héloïse était outrée. Faire parler le régisseur, oui. Le maltraiter, non. Jamais de la vie ! Avisant un petit réfrigérateur dans le coin cuisine, la jeune femme farfouilla dedans, puis tendit à Mathieu quelques glaçons enveloppés d’un torchon.
— Rho, ne fais pas ta Mère La Morale, ronchonna Yanna. Nous sommes un peu pressées là, non ? Bon, on recommence. Mathieu, qu’est-ce que tu sais de l’avion et ses occupants ? Qu’as-tu vu ?
Le régisseur-mécanicien-logisticien lança un regard assassin aux deux jeunes femmes, mais se résigna à coopérer. Après tout, ces filles semblaient en savoir long sur cette affaire. Il était coincé.
— Sur le coup de 14h, une voiture est arrivée. Un gros SUV noir, avec des vitres teintées. C’était une Porsche Cayenne, je crois. Vous savez ces 4×4 de bourges sortis l’année dernière.
Bien que passionnée de mécanique comme toutes les femmes de sa famille, Julianna n’était pas d’humeur à papoter des tendances du marché de l’automobile. Aussi, coupa-t-elle sèchement les digressions de Mathieu.
— Une plaque d’immatriculation ?
— Je n’ai pas fait gaffe.
— Ça m’aurait étonné, marmonna Héloïse assise sur le bureau.
— Oh c’est fini les sarcasmes ! s’écrièrent en chœur Mathieu et Julianna, tout aussi surpris l’un que l’autre par leur unisson.
— Poursuis, Mathieu.
— Un gars est sorti du SUV et est venu me voir. Il m’a dit qu’un jet allait atterrir et que je devais oublier son existence ou tout ce que je pourrais voir. Ensuite, le mec m’a demandé de fermer l’aérodrome pour le restant de la journée. Ça ne m’a pas dérangé car aujourd’hui c’est le jour des papys friqués. Aucun vol Airbus programmé.
— Des Airbus ? s’étonna Héloïse en se tournant vers les pistes. Ici ?
Elle imaginait mal comment des A300 quelque chose pouvaient atterrir ou s’envoler d’une aussi petite plateforme.
— Pas les gros porteurs, précisa le régisseur avec la morgue de celui qui sait. Les plus petits avions de la marque. Airbus possède les hangars du fond, de l’autre côté des pistes.
Du menton, l’homme désigna un autre îlot de bâtiments perdu dans l’obscurité.
— Retournons à nos moutons ! coupa Julianna. Donc tu as fermé les yeux et l’aérodrome juste parce qu’un mec dans un SUV noir te l’a demandé gentiment ? Tu le connaissais ?
— Non, c’était la première fois que je le rencontrais.
Julianna suivit le regard du régisseur. Ses yeux faisaient des allers et retours entre les deux jeunes femmes et les tiroirs de son vieux bureau métallique. Lentement, Julianna se dirigea vers le meuble en guettant les réactions de Mathieu. Elle approcha la main du tiroir du haut. L’homme pâlit, mais ne broncha pas plus que cela. Julianna descendit jusqu’au second tiroir. La pomme d’Adam de Mathieu se mit à faire des sauts périlleux. La jeune fille tira d’un coup sec le tiroir en métal. Un crissement strident épila instantanément tout individu à 200 mètres à la ronde.
— Désolée, se confondit Julianna avant de farfouiller dans le bric à brac du tiroir. Qu’avons-nous là ? Agrafeuse, ruban adhésif, chewing-gums… Ce feutre ne va pas fonctionner longtemps si tu ne le fermes pas correctement. Et là dessous ? Oh !
Armée d’un bout de règle, Julianna souleva l’organiseur de tiroir. D’où elle se trouvait, Héloïse vit passer le visage de son amie de “fouine patentée ” à “ouragan de force 4”. De colère, cette dernière envoya valser l’organiseur et son contenu sur le carrelage.
— Ils t’ont payé. C’est ça ?
Héloïse inspecta à son tour le fond du tiroir. Une impressionnante quantité de billets s’étalait sous l’organiseur. Mathieu avait même pris soin de les protéger avec des pochettes transparentes pour classeur.
Face aux deux adolescentes furieuses, le régisseur ne faisait plus du tout le malin. Le bout de ses chaussures était devenu un véritable objet de fascination pour lui. Il n’en décollait plus le regard.
— Il y a combien ? demanda Julianna.
Dix bonnes secondes de silence lui répondirent.
— On t’a demandé combien il y a, répéta Héloïse en saisissant Mathieu par le col. Tu es devenu sourd, ou quoi ?
— 6000 €, finit par bredouiller le régisseur. Eh, qu’est-ce que tu fais ?
Julianna s’était dirigée vers la cafetière et vidait la boîte de filtres sur la tablette pour n’en garder que l’emballage. De retour au bureau, elle glissa délicatement les billets dans la boîte en carton à l’aide de son bout de règle. Enfin, la jeune femme fourra le tout dans la poche de son jean. Avec un peu de chance, les BCNI avaient laissé leurs empreintes sur les liasses.
— Hé, c’est mon blé ! s’insurgea le régisseur. J’en ai besoin pour réparer ma bécane !
— C’est sûr que ton antiquité a besoin d’une sérieuse remise en forme, mais pas de bol ! Bien mal acquis ne profite jamais !
— Console-toi en nous racontant la fin de tes aventures, grinça Héloïse.
— Ok, se résigna Mathieu. J’en étais où ? Donc le mec m’a donné du fric pour que je ferme tout et que je reste ici, dans le bureau, sans regarder dehors.
— Mais tu n’as pas pu te retenir ?
— Évidemment. Un jet s’est posé un quart d’heure plus tard. Trois gars en sont descendus pour rejoindre le premier type dans la voiture, puis le 4X4 est parti. Seuls les deux pilotes sont restés. Du genre pas commodes. Ils m’ont dit de sortir pour faire le plein du jet, puis m’ont renvoyé dans le bureau. Eux sont restés dehors à faire le guet autour de l’avion. Vers 18h, les pilotes ont reçu un premier coup de fil, puis à 23h un second. Ce sont les seules fois où ils se sont déridés. Ils avaient l’air contents. Enfin, un peu avant minuit, la voiture est revenue. Les quatre types ont fait sortir une femme et un garçon du coffre pour les faire monter dans l’avion. Le jet a décollé. Le premier type m’a donné mon fric, puis il est reparti avec le 4X4. Voilà, fin de l’histoire.
Les deux amies étaient médusées. Cet homme venait d’assister à l’enlèvement de Nathalie et Nicolas, en avait parfaitement conscience, et allait tranquillement rentrer chez lui ce soir, satisfait d’avoir gagné un peu de thune.
— Ça ne t’a pas effleuré l’esprit d’appeler la police, abruti ? rugit Héloïse.
— Je ne veux pas crever, moi ! Ces mecs étaient armés ! Je l’ai bien vu quand ils ont fait monter la femme et le gamin dans le jet. La nana a mordu un des gars. Il lui a mis une beigne, puis lui a collé un pistolet dans le dos pour la pousser dans l’avion.
— Yes, bien joué maman !
— Ouais ben cette conne, elle aurait pu tous nous faire but…
Crac ! Le nez du régisseur était maintenant mûr pour une rhinoplastie. Héloïse ne l’avait pas loupé. Son poing avait réussi le tiercé gagnant : nez explosé, pommette amochée et œil poché. Bref, un superbe crochet du gauche !
— Ah, tu vois que ça détend ! jubila Julianna.
— Mea culpa, ça fait un bien fou !
— Vous êtes cinglées, éructa Mathieu en réalignant ce qui restait de son arête nasale.
— Ce point étant clair pour tout le monde, pouvons-nous passer à la suite ? reprit Julianna.
— Quelle suite ?
— Ne te fais pas plus con que tu ne l’es. Quelle était la destination du jet ?
— J’en sais rien.
— Héloïse, tu veux bien lui égaliser l’autre côté du visage, je te prie ?
— Avec grand plaisir.
Le régisseur se tassa sur son siège en voyant s’avancer Héloïse qui se retroussait les manches. Celle-ci prit quelques secondes pour évaluer sa cible.
— Vas-y à l’instinct, conseilla Julianna. Ça t’a plutôt bien réussi la première fois.
— D’accord.
— NON !
Recroquevillé sur la chaise, Mathieu se cachait désespérément derrière le rempart dérisoire de son mouchoir.
— Sainte Soline. J’ai entendu les pilotes dire que la quantité de kérosène que je leur ai livrée tiendrait facilement jusqu’à Sainte Soline.
— C’est où, ce bled ? demanda Héloïse à Julianna qui se tourna vers la carte des aéroports de France fixée au mur d’entrée.
— En Haute-Savoie, répondit Mathieu. Au nord, près du Lac Léman. Dans les montagnes entre Thonon-les-Bains et Genève.
— Soit à 700 ou 800 bornes d’ici, et à deux pas de la Suisse, calcula Julianna en faisant la moue.
— Tiens regarde, c’est là.
Même en plissant les yeux au maximum, Sainte Soline ne restait qu’un minuscule point gris foncé au bout de l’ongle d’Héloïse.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Pas le choix, répondit Julianna après quelques secondes de réflexions. On y va. Nous devons libérer ta famille en priorité. Nos autres pistes attendront. Mathieu, tu peux nous y emmener en avion, s’il te plaît.
— Désolé, les filles. Je suis mécano, pas pilote. Je ne sais pas faire voler un zinc.
— Ça aurait été trop simple, remarqua amèrement Yanna. Bon ben, ce sera en voiture.
— Et pour lui ? On ne peut pas le livrer aux gendarmes tout de suite. Nous venons juste de leur filer entre les pattes.
Héloïse désignait Mathieu toujours en boule sur sa chaise. Le piquet de tomate humain sortit un œil de derrière son mouchoir pour tenter de lire son sort sur le visage de Julianna. Cette dernière était partagée. Depuis la traîtrise du chef de la sécurité à l’aéroport de Bordeaux, elle ne savait plus à qui se fier. La gendarmerie deux-sévrienne les avait envoyées paître. Une patrouille Sentinelle les avait mises aux arrêts. La gendarmerie des transports aériens était sans doute à leurs trousses. D’un autre côté, la famille d’Héloïse était retenue par des professionnels de la pègre au bras armé dangereusement long. Ces hommes souhaitaient récupérer quelque chose qu’Héloïse n’avait pas. Son amie ne savait même pas quoi chercher. Le père d’Héloïse, lui, n’avait toujours pas donné signe de vie. Bref, les deux adolescentes étaient prises entre deux feux, et ne maîtrisaient absolument rien.
À moins que…
La seule faille dans la mécanique criminelle bien huilée des ravisseurs, c’était peut-être elle justement. Julianna. Elle était présente au côté de son amie, mais les preneurs d’otages l’ignoraient. Dans cette histoire, la jeune femme était une ombre et devait le rester pour garder les coudées franches.
— Pour le moment, tu restes ici et tu te tais, intima Julianna en dardant sur Mathieu un regard lourd de menaces. Tu vas nous donner ton adresse et tous les moyens de te joindre. Si tu ne réponds pas à nos appels, si tu parles de nous à qui que ce soit ou si tu décides de déménager à Tombouctou, on te retrouvera et, au mieux, on te dénoncera aux flics. J’ai bien dit “au mieux”. D’accord ? En notre absence, tu vas reprendre gentiment ta petite vie. Tu sne changes rien à tes habitudes. Ce qui s’est passé aujourd’hui est un non-événement tant qu’Héloïse et moi ne te dirons pas l’inverse.
— Mais…
— Pas de mais, Héloïse ! Nous devons être prudentes. Si la gendarmerie nous choppe, nous finirons en prison pour avoir molesté cet abruti. Dans le meilleur des cas, les flics nous croiront, mais avec un temps de retard. La piste des ravisseurs se sera refroidie, et nous ne pourrons plus aider ta famille. Quant aux BCNI, ils doivent continuer à croire que tu es restée chez toi pour chercher ce qu’ils veulent. Et surtout que tu es seule. C’est essentiel. Si Mathieu parle à la gendarmerie ou aux gars qui tiennent ta famille, c’est fini. Alors on va ménager la chèvre et le chou en restant sur une sorte de statu quo. Avec un peu de chance, ça nous fera gagner du temps.
— Je ne dirai rien, promit Mathieu, trop content de s’en sortir à si bon compte. Je ne porterai pas plainte contre vous non plus. Je vous le jure. Mais pitié, ne dites pas aux gars de l’avion que c’est moi qui ai vendu la mèche. Ce sont des tueurs, ces gars. Ça se lit sur leurs visages.
Héloïse était convaincue de la sincérité du régisseur. Il était terrifié à l’idée de recroiser les BCNI.
— Leurs visages ? répéta Julianna. Quelle andouille !
— Hé ! s’insurgea Mathieu.
— Non, pas toi. Moi. Tu as vu ces types, non ? Ils ne portaient pas de cagoules ou un truc du genre ? Décris-les-nous, s’il te plaît. Tu es le seul à connaître leur signalement.
Le régisseur hésita. Il était terrorisé.
— Écoute, Mathieu, se radoucit Julianna en s’agenouillant près de lui. Nous sommes dans le même bateau. Ces mecs connaissent ton identité et celle d’Héloïse. Ils nous retrouveront en un claquement de doigts s’ils veulent nous éliminer. Notre seule chance est d’être plus rapides qu’eux. Plus vite nous agirons, plus vite les otages seront libérés et les ravisseurs neutralisés, et plus vite nous reprendrons une vie normale.
L’argument fit mouche. Après tout, mieux valait être en vie et fauché avec une moto en rade, plutôt qu’allongé sur le tiroir en inox d’une morgue.
— Le premier type, celui qui est arrivé seul avec le Cayenne, c’était Monsieur Tout-le-monde. Taille moyenne, brun, les yeux marrons, quelconque. Je n’ai pas bien vu les visages des pilotes. Ils portaient ces lunettes larges d’aviation qui descendent bas sur les joues.
Mathieu tournait autour du pot. Julianna n’aimait pas ça.
— Et les trois autres ?
— Le chef, c’était un black d’une quarantaine d’années. Grand, tout en longueur. Il n’était pas épais. Pas un pet de gras. Que du muscle. Il était rapide aussi. Le genre de gars qui fait des arts martiaux. Quand la femme a enlevé le scotch sur sa bouche et s’est ruée sur lui en hurlant, il lui a fait une clé pour la maîtriser en deux secondes. Le deuxième gars était blanc. Assez grand. Un peu plus âgé que le premier. La cinquantaine, environ. Grisonnant et chauve sur le dessus du crâne. Le troisième devait avoir dans les cinquante ans aussi. Les cheveux noirs. Le visage carré et bronzé. Il parlait avec un accent portugais. À côté de ses deux collègues, il semblait tout petit mais très large. Un mètre cube.
— Attends, un noir, un rond et un chauve ? l’interrompit Héloïse. Tu nous décris les Inconnus là ?
— Ouais, comme eux, s’exclama Mathieu en sortant de sa léthargie. Enfin non, pas pareils. Plus jeunes et qui leur ressemblent pas.
— Tu n’as pas plus précis comme description, questionna Julianna. Un truc qui sort de l’ordinaire.
— Attendez une seconde, temporisa Mathieu. Ah oui ! Le mec presque chauve aura un bandage à la main gauche.
— C’est lui que maman a mordu ? demanda Héloïse.
— Non, ça c’est le « mètre cube ». Là, je parle du chauve. Il a pillé ma trousse de secours.
Mathieu désigna le mur à côté de la porte d’entrée. Une grosse armoire à pharmacie blanche flanquée d’une croix verte y était vissée. Elle était à demi ouverte et une partie de son contenu manquait à l’appel. En baissant les yeux, Julianna distingua sur le lino des gouttes de sang séchées maladroitement essuyées.
— C’est ta mère qui l’a blessé, poursuivit Mathieu en se tournant vers Héloïse. J’ai entendu le type raconter aux pilotes que la femme lui avait enfoncé une lime à ongle dans le poignet quand il a voulu l’attraper. Sa main pissait le sang. Il était à deux doigts de tourner de l’œil. Le chauve avait enroulé sa cravate autour de la plaie. Le chef lui a dit d’arrêter de geindre et de prendre ce qu’il lui fallait dans mon bureau pour qu’il lui fasse un meilleur bandage pendant le trajet en avion.
Héloïse et Julianna étaient soulagées. Le sang de la valise n’était pas celui de Nathalie. Hélo était fière que sa mère se soit battue comme une lionne et ait remporté quelques victoires. Julianna, elle, frissonna de dégoût en comprenant qu’elle avait pataugé dans le sang d’un des BCNI.
— Trois dernières questions, puis on te fout la paix, promit Yanna. Numéro un, as-tu vu d’autres otages que la femme et l’adolescent ?
— Euh, non, répondit Mathieu après avoir fouillé dans sa mémoire. Les mecs n’ont descendu que ces deux-là du SUV. Et en faisant le plein, j’ai vu l’intérieur de la cabine du jet. Il n’y avait personne.
Les adolescentes échangèrent un regard entendu. Gérard, le père d’Héloïse, ne semblait pas prisonnier des BCNI. Après tout, les ravisseurs avaient pu blu²ffer quand ils avaient affirmé ne pas savoir où Gérard se trouvait. Si le père d’Héloïse était libre, il restait aux deux amies une chance de lui mettre la main dessus pour le faire parler.
— Deuxième question, enchaîna Julianna. Les otages étaient-ils blessés ?
— Non, ils allaient bien. Enfin à part la baffe que s’est prise la dame. Ça l’a mise un peu KO. Le gosse, lui, se laissait faire, comme ailleurs.
Héloïse leva les yeux au ciel. C’était bien Nicolas de planer à 15 miles en toutes circonstances.
— Dernière question, à quoi ressemblait le jet ? Marque, modèle, couleurs, logo, immatriculation… Soit précis. J’y connais que dalle.
— C’était un Falcon 2000. L’avion doit faire dans les 20 mètres de long pour 20 d’envergure. Sa carlingue est moitié blanche en bas, moitié bleu roi en haut, avec un liseré doré entre les deux couleurs. Les sièges passagers sont en cuir beige clair. Pas de logo. L’immatriculation était couverte par du scotch noir. Les pilotes avaient éteint le transpondeur, donc pas de signature radar. Impossible de le suivre.
— Merci Mathieu, conclut Julianna. Tu es libre. Fais attention à toi. Si tu penses que ces mecs te cherchent, va tout raconter à la gendarmerie. Tant pis pour la discrétion. Ta sécurité prime. Maintenant, Héloïse, nous devons partir. Les BCNI ont une sérieuse avance sur nous.
– 16 –
L’aube laiteuse qui accueillit les deux amies à Sainte Soline brûlait les yeux fatigués de Julianna.
La route avait été longue. Les sept heures de trajet n’avaient été entrecoupées que par deux courtes pauses pour prendre de l’essence et se dégourdir les jambes. Heureusement, Julianna aimait ces longs voyages de nuit. Une habitude acquise très tôt lorsqu’elle accompagnait ses parents pendant leurs tournées de concerts lyriques. Europe du Nord, pourtour méditerranéen, Afrique centrale, Australie, Asie du Sud-Est, Amérique du Nord ou du Sud… partout cette même sensation du temps qui se suspend dès le coucher du soleil. Alors que le jour le temps nous est compté, personne ne regarde plus sa montre pendant une fête nocturne endiablée ou devant la magie d’un spectacle d’été à la belle étoile. Sur les routes aussi, les conducteurs roulent moins vite (enfin, les plus prudents). Les villes ne sont plus que des points lumineux qui jalonnent les itinéraires, et les paysages des ombres énigmatiques propres à titiller l’imagination d’une petite fille.
Le trajet sur la Transeuropéenne s’était fait dans un silence pesant jusqu’à Périgueux. Julianna et Héloïse, le cerveau en ébullition, tentaient d’assembler les pièces d’un puzzle de plus en plus déconcertant. Comment en moins de quatre heures leurs petites vies rangées étaient-elles passées d’un cambriolage, à un rapt d’enfant, pour en arriver à un enlèvement dans un aéroport et enfin une course-poursuite avec un jet privé, le tout sur fond de vol d’un mystérieux objet ? Et où se trouvait Gérard, le père d’Héloïse ? Même le personnel de son hôtel à Madère, joint par Héloïse, n’en avait aucune idée. La dernière fois que le concierge l’avait aperçu, il montait dans une voiture pour déposer son épouse à l’aéroport. Depuis, ni lui ni le véhicule n’avaient refait surface.
Lassée de tourner et retourner les mêmes questions dans sa tête, Julianna avait fini par allumer la radio en s’engageant sur la route de Tulle. Volume à fond, aucune des voix alarmantes entre ses deux oreilles n’arrivaient à crier assez fort pour couvrir la musique. Comme d’habitude courroucée par cette manie de Julianna de se réfugier dans la musique dès qu’un problème survenait, Héloïse s’était finalement laissée happer par le rythme. Et ce fut en chantant à tue-tête Angel des Corrs que les deux amies avaient doublé la préfecture corrézienne.
L’arrivée dans le couloir rhodanien eut raison de la résistance d’Héloïse. Lessivée, elle dormait profondément quand Julianna contourna la capitale des Gaules pour amorcer la montée vers leur destination alpine. Cette dernière partie du trajet fut la plus pénible pour la jeune conductrice, peu habituée à conduire en montagnes. Les lacets de la route lui parurent interminables après les sept cents kilomètres d’asphalte déjà avalés. À chaque virage serré, Julianna retenait du coude une Héloïse que rien ne semblait pouvoir arracher aux bras de Morphée. Le passage de quelques cols encore enneigés n’arrangeait rien à l’affaire. Deux ou trois fois, la jeune conductrice serra les fesses en longeant des à-pics vertigineux à moins de quarante centimètres de ses roues.
Enfin, juste avant sept heures, leur monospace déboucha sur la large vallée d’altitude qui abritait Sainte Soline. L’arrivée dans cet immense espace dégagé et à peine éclairé par les premières lueurs de l’aube était grandiose. Nichée entre deux hautes barres montagneuses aux sommets couverts de neige, la vallée devait avoisiner les deux kilomètres de large pour une vingtaine de long. À perte de vue, un épais manteau d’herbes grasses tapissait le terrain quasiment plat, avant de remonter les pentes rocheuses pour disparaître sous les rideaux de sapins.
La route filait toute droite au milieu de ce paysage jusqu’à la petite ville de Sainte Soline. Sainte Soline était d’ailleurs plus un gros bourg qu’une petite ville. Une centaine d’habitations s’enroulaient autour de la place de l’église. Des lumières filtraient sous les volets des familles les plus matinales, mais pas un chat dans les rues. L’éclairage public faiblard et les enseignes éteintes rendaient lugubre la route principale qui traversait le village de part en part.
Au gré des panneaux indicateurs, le monospace slaloma entre les maisons en bois typiquement savoyardes. Le véhicule franchit un vieux pont de pierres enjambant un torrent, et atteignit une petite zone industrielle. Julianna se gara sur le parking d’un vendeur de meubles. Le magasin, fermé en cette heure très matinale, était le dernier de la zone commerciale.
— Nous y sommes, bâilla Julianna en réveillant Héloïse. L’aérodrome se situe juste derrière ce bâtiment. On voit des manches à air.
Les yeux d’Héloïse papillonnèrent face à la lumière crue de l’aube. Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, la jeune fille tournait la tête en tous sens pour identifier l’endroit où elle avait atterri.
— Oh, alors c’est ça la Haute-Savoie ? Mais c’est tout plat ! J’imaginais plutôt de la neige partout, des virages super serrés, des falaises et des montagnes bien plus hautes…. Quoi ? C’est quoi ce regard de serial killer ?
— Non rien…, grinça Julianna en se promettant d’offrir à Hélo une vue panoramique sur le vide lors du trajet retour. En résumé, tu pensais que les habitants de Sainte Soline faisaient atterrir des avions sur des pentes à soixante pour cent ? Sur le ventre, façon toboggan ou manchot empereur ?
— Rho ça va ! Ne sois pas cynique ! Bon, on y va ?
Sans attendre de réponse, Héloïse renfila son manteau qui lui avait servi de couverture et s’apprêta à sortir.
— Un petit plan d’attaque de derrière les fagots ne serait pas du luxe, non ? suggéra Julianna l’air de rien. Que faisons-nous si les ravisseurs de ta famille sont là ?
— Ce serait génial ! jubila Héloïse en sautillant sur son siège. Nous n’aurions plus qu’à appeler la gendarmerie, et, hop, famille libérée.
— “Et hop, famille libérée ! ” Ces mecs sont armés, Hélo ! J’aimerais éviter de me retrouver nez à nez avec eux. Il va falloir trouver mieux qu’un banal “Excusez-moi. Vous n’auriez pas vu passer un jet privé avec dedans des méchants, des revolvers et des gens saucissonnés, s’il vous plaît ?”.
Héloïse frissonna à l’évocation du sort de sa mère et de son frère. Julianna y était allée un peu fort, mais l’image avait eu le mérite de doucher l’emballement suicidaire d’Hélo.
— Alors, ton plan ? abdiqua cette dernière après quelques secondes de réflexion.
— Le vide intersidéral, soupira une Julianna dépitée. En attendant qu’une idée germe, profitons du calme qui règne dans le village pour reconnaître discrètement les lieux.
Un froid sec et mordant accueillit les jeunes femmes à leur descente de voiture. Le silence aussi. Si bien que le claquement de la portière d’Héloïse résonna dans toute la vallée.
— J’avais dit quoi sur la discrétion, Hélo ? Tu repousses dou-ce-ment la porte.
— Gna gna gna… Madame Je-fais-tout-mieux-que…
DONG !
Julianna vieillit de dix ans en un instant. Son cœur rata un battement quand elle sursauta au son des cloches de l’église annonçant sept heures.
— Ah, excellent, explosa de rire Héloïse. Tu as fait un de ces bonds ! Tu veux changer de pantalon ?
— Oh eh, ça va ! Je n’ai pas dormi, MOI ! J’ai le droit d’être un brin nerveuse… voire irritable. Il se pourrait même que je t’étrangle si tu me cherches.
— Ouh, on est ronchon quand on n’a pas pris son café du matin.
— J’en ai pris deux dans les stations services cette nuit, corrigea Julianna en contournant le magasin de meubles. Ils étaient infects.
— Tu ne m’en as pas pris un ? pleurnicha son amie en lui emboîtant le pas. Égoïste !
— Vengeance. Tu as bavé sur mes sièges.
Les deux lycéennes savaient pertinemment que leurs chamailleries n’avaient d’autre but que d’évacuer leur stress. Et ça marchait plutôt bien ! Mais l’approche du coin du mur mit fin à leurs bavardages.
Julianna se plaqua contre la paroi en tôle du magasin. Elle était glaciale. Réveil instantané garanti. La jeune femme se pencha légèrement et risqua un coup d’œil. Héloïse, plus grande que son amie, posa sa tête sur celle de Julianna.
— Je ne te dérange pas ? maugréa Yanna.
— Tais-toi et observe.
Face aux jeunes femmes, s’étendait la zone la plus plate de la vallée. Un véritable billard. Le vaste espace était découpé en trois : une très large piste en herbe dont on devinait les contours aux positions des chambres à air, une piste en asphalte toute fine mais démesurément longue, et, à proximité de la route principale de Sainte Soline, un bâtiment rectangulaire surmonté d’une minuscule tour de contrôle. Trois hangars en tôle prolongeaient le bâtiment d’accueil. L’ensemble était ceinturé d’une haute clôture grillagée couronnée de fils barbelés. Une lourde barrière d’acier montée sur rail barrait l’accès depuis la route. D’après ce que Julianna distinguait sur le panneau d’entrée, l’aérodrome de Sainte Soline était dévolu aux vols de loisir, mais il disposait aussi d’une piste en dur pour les évacuations sanitaires.
— C’est fermé, constata Héloïse.
— Tu m’étonnes. Les pauvres choux ont fait des heures supplémentaires cette nuit pour accueillir le jet. Ils font dodo.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On escalade le portail.
— Pourquoi pas la clôture. Elle est plus proche.
— Tu veux y laisser ton fond de culotte ? Vas-y, je te regarde. Les photos feront sensation sur le web.
Les deux amies remontèrent en voiture. Elles auraient pu y aller à pied, mais mieux valait avoir un véhicule à proximité pour assurer leur fuite. Le Chrysler avança au pas sur la route principale. Julianna fit un premier passage pour s’assurer que la voie était libre. Elle opéra ensuite un demi-tour pour revenir se garer en marche arrière contre le portail. Les jeunes filles sortirent de la voiture, et repoussèrent en douceur les portières pour ne pas faire de bruit. Julianna ouvrit la porte coulissante arrière de son monospace, prit appui sur la marche et se hissa sur le toit du véhicule. Héloïse imita son amie. Le perchoir des jeunes femmes était à la même hauteur que la barrière. Encore une enjambée et les deux amies se laissèrent glisser de l’autre côté du portail. Héloïse et Julianna marchèrent vers la tour aussi vite que possible pour ne pas être vues du voisinage. Hélo poussa la porte d’entrée. Peine perdue. Verrouillée.
— Fais ch…
Grrrr
— C’est ton ventre ? espéra Julianna.
Grrrr
— Punaise, un chien ! paniqua Héloïse.
Un berger malinois surgit de derrière une poubelle. Ses crocs brillaient comme des couteaux. La colère hérissait les poils sur son dos. Il se courba en avant, prêt à bondir sur les intruses.
— No problem, réagit Julianna en se plaçant devant son amie tétanisée.
La lycéenne plongea lentement sa main dans la poche de sa veste et en ressortit un os à mâcher de son fidèle compagnon à quatre pattes.
— Anatole abandonne toujours ses friandises au milieu de la balade. J’en ai plein les poches.
Yanna s’accroupit et montra le nonos au gardien poilu.
— Regarde, mon cœur, dit-elle doucement. Nous avons un cadeau pour toi. Je le pose là, devant toi. Allez, vas-y ! Prends-le ! Il est plus goûteux que nos mollets.
Julianna recula de quelques mètres et s’assit sur les marches de la tour de contrôle. Elle tira sur la manche d’Héloïse qui vint se blottir derrière elle.
Le malinois ne les quittait pas des yeux.
— Il va nous bouffer, trembla Héloïse.
Le chien, immobile, fixait toujours les intruses en grognant.
— Laisse-le se calmer et s’habituer à nous.
Le face-à-face se poursuivit quelques minutes. Les yeux dans les yeux, comme dans les westerns.
— Il ne manque plus que les buissons qui roulent et un solo d’harmonica, songea Julianna.
Le gardien poilu ne cillait pas. Sa truffe, elle, se mit à frétiller. Elle se tordait vers l’os à mâcher. De plus en plus de bave coulait entre les mâchoires serrées du molosse. Enfin, le malinois détourna le regard et se rua sur la friandise. Tout content, il fit sauter son cadeau devant les adolescentes et vint réclamer des câlins.
— Mars, lut Julianna sur le médaillon pendouillant au collier du malinois roulé à ses pieds. Enchantée de faire ta connaissance, cher Mars. Bon appétit. Ne fais attention à nous. Nous faisons juste un petit tour des environs.
Prudemment, Héloïse et Julianna se levèrent. Devant l’indifférence du malinois, elles poussèrent l’audace jusqu’à tenter d’ouvrir chaque fenêtre du rez-de-chaussée du bâtiment d’accueil. En vain. Malgré le reflet, Julianna distingua des registres sur un bureau, malheureusement trop loin pour en lire la moindre ligne.
Yanna consulta sa montre. Presque 7h30. Elles avaient encore un peu de temps. D’un coup de coude, Julianna désigna à Héloïse les hangars. Les imposantes portes étaient verrouillées par des chaînes cadenassées. À l’arrière, les jeunes femmes découvrir trois petites portes percées de hublots. Une pour chaque hangar. Le premier entrepôt était rempli du sol au plafond de matériel de mécanique et d’entretien des pistes. Dans le deuxième, s’alignaient quatre planeurs et plusieurs deltaplanes. Un vieux biplan bichonné avec amour par son propriétaire occupait le troisième hangar. À sa droite, un grand espace vide.
— Le jet n’est pas dans sa niche, conclut Julianna.
— Tu crois que les BCNI parquent leur avion ici ?
— Probable. Regarde la place qui reste. C’est assez vaste pour un jet de 20 mètres par 20.
— Mais il n’est pas là.
Héloïse était désespérée. Leurs espoirs de coller aux basques des BCNI venaient de partir en fumée. Pire, leurs autres voies d’investigations se trouvaient à 700 kilomètres de là, en sens inverse. Julianna était épuisée. Elle ne se voyait pas refaire le trajet retour maintenant. En tout cas, pas sans les envoyer dans le décor ou au fond d’un précipice.
— Hélo, il faut qu’on choisisse. Soit nous retournons à Bordeaux mettre la main sur ce Pougnard, le chef de la sécurité. Soit nous nous donnons 24 heures ici pour voir si nous retrouvons les BCNI.
— Bordeaux est notre meilleure option.
— C’est à double tranchant. Certes, nous avons l’adresse de Pougnard, mais, problème numéro 1, il a sûrement mis les voiles. Problème numéro 2, la gendarmerie est sur ses talons. S’ils nous tombent dessus en le cherchant lui, nous ne pourrons plus nous en dépêtrer. Problème numéro 3, 700 kilomètres c’est 7 heures de trajet perdues.
— Tu es en train de me dire que notre meilleure option est de rester à Sainte Soline. C’est bien ça ?
— Les BCNI nous ont laissé jusqu’à dimanche minuit. Si nous sacrifions 24h ici et repartons samedi matin pour Bordeaux ou directement chez toi, il nous restera plus de 36 heures pour explorer de nouvelles pistes. C’est jouable, non ?
— Ok, va pour Sainte Soline. Quel est le programme ?
– 17 –
— À qui envoies-tu un SMS ? demanda Héloïse, suspicieuse.
— Mes équipes, répondit Julianna en tapotant sur son BlackBerry. Je les préviens de ne pas m’attendre pour la tournée. Je les rejoindrai en cours de route. Ce sont mes salariés les plus expérimentés. Ils n’ont pas besoin de moi pour savoir quoi faire.
— Tu ne leur as rien dit, j’espère ?
— Non, ne t’inquiète pas. Tiens, d’ailleurs. Ça fait un moment que je ne t’ai pas répété que c’est une mauvaise idée. Nous devons prévenir les autorités ou au moins un adulte.
— Tu es majeure, toi.
— Depuis un mois !
— Ne joue pas sur les mots. Tu es émancipée depuis deux ans.
— Ça ne fait pas de moi une experte en prise d’otages. La police et la gendarmerie ont des unités spécialisées pour ça.
— C’est ma famille.
— Je sais.
— Non, tu ne peux pas comprendre.
Julianna tiqua. Le coup était violent.
— Pardon ! se reprit immédiatement Héloïse. Pardon, pardon ! Je suis désolée. C’est toute cette histoire. Ça me dépasse. Je n’aurais pas dû dire ça.
— Comment veux-tu que je t’en veuille ? répondit Julianna avec un maigre sourire. Je t’adore. Tu le sais bien. Et ce merdier dépasserait qui que ce soit de normalement constitué.
Julianna se tourna vers la fenêtre, les yeux dans le vague. Héloïse s’en voulait. Elle avait balancé un uppercut pile là où ça faisait mal.
Les périples à travers le Monde de Julianna et ses parents avaient pris fin tragiquement sur une départementale des Deux-Sèvres, entre Melle et Niort. Le jeudi précédent le Noël des huit ans de Julianna, Ludmilla, chanteuse lyrique, et Dmitri Dialolovsky, son instrumentiste, donnaient un concert à l’Abbaye de Celles-sur-Belle. Julianna n’avait pas voulu les accompagner, préférant rester jouer à la maison avec Anatole (ou retourner la maison à la cherche de ses cadeaux de Noël, selon la version officieuse). Sur le chemin du retour, un jeune chauffard, au volant d’une puissante cylindrée et à moitié inconscient sous l’effet de l’alcool, avait percuté de plein fouet la voiture des parents de Julianna. Il n’avait même pas freiné. Lui s’en était sorti à peine amoché. Ludmilla et Dmitri, eux, avaient été tués sur le coup. Du moins, Julianna l’espérait-elle, car la voiture s’était instantanément embrasée, et elle ne voulait pas imaginer l’abominable. La petite fille avait compris qu’il s’était passé le pire dès que les gyros bleus s’étaient garés devant sa maison.
— Et voilà, mes belles ! annonça la tenancière du café en rompant un silence lourd de souvenirs.
— Merci, répondirent Héloïse et Julianna à l’unisson.
La femme venait de poser devant elles un petit-déjeuner gargantuesque.
— S’il vous plaît, la rappela Julianna. Sauriez-vous s’il y a une chambre à louer dans le village ?
La cinquantenaire, aussi chaleureuse et réconfortante que ses bons petits plats, réfléchit un instant.
— Vous n’avez pas de chance, mes belles. Il n‘y a rien en ville. L’hôtel fait sa fermeture annuelle après la saison de ski.
— Jocelyne, intervient son mari en pleine conversation avec un habitué accoudé au bar devant son petit noir du matin. Il y a le chalet des parigots. Il doit être libre. Adressez-vous à la Mairie. C’est la secrétaire qui gère les locations saisonnières.
Héloïse et Julianna remercièrent leurs hôtes, engloutirent en vitesse leur repas, et filèrent à la Mairie dès l’ouverture. Vingt minutes et un passage express à la supérette plus tard, les deux amies se garaient devant leur location.
Situé au bout d’une minuscule route au bitume malmené par les hivers, le petit chalet savoyard était accroché à mi-pente sur la montagne. Un épais rideau de sapins le dissimulait aux regards indiscrets. La large clairière qui l’entourait plut tout de suite à Julianna. Si quelqu’un de mal intentionné s’avisait d’approcher, il devrait franchir une trentaine de mètres à découvert. De quoi offrir à Julianna et Héloïse de précieuses secondes d’avance pour réagir.
L’emplacement possédait un second intérêt tout aussi stratégique. Une courte marche vers le sud menait à un promontoire rocheux dominant la ville et son aérodrome. Tout avion décollant ou se posant était obligé de passer devant ce belvédère.
— Nous allons faire le guet à tour de rôle, décida Julianna en sortant de leur emballage les talkies-walkies jouets achetés à la supérette. Je prends le premier quart. Toi, tu veilles sur le chalet et tu te reposes.
— Tu ne veux pas dormir un peu plutôt ? s’enquit Héloïse. Tu sors d’une nuit blanche.
— T’inquiète. Histoire d’habitude.
Julianna fourra le talkie dans sa poche, remonta le col de sa veste et tourna les talons, direction le belvédère. Les horaires décalés et les heures de sommeil en moins, elle connaissait. Le monde du spectacle avait ses règles et ses contraintes. On dormait le matin. On montait scène et décors à partir de 10h. On faisait les balances et répétait l’après-midi. On était en représentation jusque tard le soir. Et on s’occupait du matériel encore bien après minuit. Puis on recommençait le lendemain, parfois après de longues heures de route. Ce rythme ne convenait pas à tout le monde. Nombreux étaient ceux qui s’y usaient la santé et la vie de famille. Qu’importait pour Julianna. Elle était pour ainsi dire née dans les loges d’un opéra (deux heures et quart après le tombé de rideau). La vie d’artiste était dans son ADN. Ses horaires de cinglés aussi.
Le belvédère offrait une vue panoramique sur toute la vallée. Le soleil était haut maintenant. Les ombres des nuages caressaient les maisons avant de filer à toute vitesse vers le nord. Le paysage était superbe, mais le vent glacial. Les plus beaux jours de printemps n’étaient pas encore arrivés jusqu’ici.
Julianna enfila ses gants tout neufs, puis s’assit au pied d’un jeune sapin pris en tenaille entre deux rochers. À moins de la chercher expressément, personne ne pouvait la distinguer d’en bas. La jeune femme regarda sa montre. Neuf heures moins dix. Elle soupira en se calant contre le granit, enfouit son nez dans son étole, puis observa.
Tôt le matin, Julianna et Héloïse avaient croisé les habitants de Sainte Soline qui partaient travailler à une trentaine de kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière suisse. À presque neuf heures, quelques retardataires fonçaient à travers la vallée sans se soucier des panneaux de limitation. L’activité du village était plutôt en berne à cette époque de l’année. La saison de ski était finie, et celle des treks en montagne attendait l’été. Les magasins n’accueillaient que les habitués. Ce qui n’empêchait pas des affaires florissantes. La zone commerciale drainait les habitants des autres vallées. La boucherie, la boulangerie et la supérette faisaient le plein. D’autres commerces tiraient aussi leur épingle du jeu. Ça défilait chez le vendeur de meubles et son voisin, un surplus militaire. Enfin, plus original, une petite file de tracteurs bouchonnait devant le garage automobile. Les agriculteurs préparaient la belle saison. Une révision du matériel s’imposait.
Surplombant l’ensemble, à peu près en face du chalet, un groupe de bâtiments s’organisait en carré autour d’une petite chapelle. C’était le couvent de Sainte Soline. Celui qui avait donné son nom au village autour du XIIIème siècle. Une dizaine de moniales occupaient encore les lieux. Elles vivaient de prières, de l’accueil de retraites spirituelles, et de la vente d’une délicieuse mais volcanique eau de vie à base de plantes des alpages. Julianna avait appris tout ceci dans une brochure à la Mairie.
Du côté de l’aérodrome, ce fut le calme plat jusqu’à dix heures. Un peu avant que l’église ne sonne, un pickup Hilux rutilant se gara devant le portail. Un homme, dans la soixantaine, en descendit pour ouvrir. Mars, le fidèle gardien poilu, l’accueillit bruyamment, mais se fit rabrouer sèchement.
— Un mec qui n’aime pas les chiens n’est qu’une sous-merde, marmonna Julianna à qui Anatole manquait beaucoup.
Mars partit bouder dans son coin, tandis que son pseudo-maître déverrouillait la tour de contrôle. Il en ressortit quelques minutes plus tard, habillé d’une cotte de travail. Un trousseau de clés en main, l’homme entreprit d’ouvrir tous les hangars et de sortir le matériel pour la journée. Vendredi devait être le jour de l’école de vol à voile. L’homme aligna sur la pelouse tous les planeurs avant de les inspecter minutieusement. Puis ce fut le tour du beau biplan. Celui-là, il ne le sortait que pour épater la galerie. Il le tira avec un quad jusqu’à l’entrée de l’aérodrome. Là, personne ne pouvait le louper depuis la route ou la zone commerciale. Un dernier coup de peau de chamois sur l’hélice et l’homme retourna bricoler dans le premier hangar.
Le reste de la matinée passa calmement. Deux élèves vinrent prendre leurs cours de pilotage au côté d’une instructrice à la poigne d’acier. Julianna n’aperçut pas ce qui avait cloché en vol, toujours est-il que le second apprenti encaissa une avoinée force dix en descendant de l’appareil. Penaud, il traîna ses guêtres jusqu’à son vélo et repartit vers le village la tête basse.
Au même moment, un moteur rompit la quiétude de la vallée. Pleine d’espoir, Julianna tendit le cou hors de sa cachette. Un point noir se profilait au-dessus de la paroi montagneuse. Julianna plissa les yeux. Blanc en bas, bleu en haut.
— C’est bon, ça, se félicita la jeune femme.
L’avion entama sa phase d’approche. Bien en ligne. Plus bas. Encore un peu plus bas. Il passa devant Julianna à environ trente mètres du sol.
— Mince !
L’avion n’avait rien d’un jet privé grand luxe. C’était un frêle bimoteur de tourisme. Balloté par les vents roulant dans le fond de la vallée, l’aéronef toucha la piste d’asphalte un peu en crabe. Il cahota au pas jusqu’au premier hangar et stoppa devant la pompe à essence. Le préposé à l’aérodrome sortit en courant de la tour pour lui faire le plein. Pendant que les chiffres défilaient sur la pompe à une vitesse vertigineuse, la conversation des deux hommes s’enflamma à grand renfort de gestes en direction du ciel. L’azur et ses quelques moutons blancs du début de matinée avaient cédé la place à un plafond bas virant sur l’anthracite. La météo savoyarde ne dérogeait pas à la règle : le temps changeait très vite en montagne. Dès le départ du bimoteur, l’employé de l’aérodrome et l’instructrice de vol rangèrent rapidement les planeurs et le biplan. À peine eurent-ils fermé les hangars, que les premiers flocons tombèrent sur le nez de Julianna. Cinq minutes plus tard, les deux protagonistes désertèrent l’aérodrome, laissant Mars assurer la surveillance.
– 18 –
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, lança Julianna en poussant la porte du chalet. La bonne : youpi, il neige ! La mauvaise : mince, il neige ! C’est mort pour la surveillance. L’aérodrome vient de fermer.
Frigorifiée, elle abandonna ses baskets trempées sur le paillasson et suspendit sa veste au vieux porte-manteau bancal.
— Il y a déjà dix bons centimètres d’épaisseur. Et dire que chez nous, il tombe maximum quatre flocons tous les cinq ans, ajouta-t-elle en s’enroulant dans un plaid avant de se blottir sur le canapé, face à la cheminée où ronflait un feu revigorant.
Assise à ses côtés, Héloïse esquissa un sourire. Elle avait repris des couleurs et semblait plus sereine. S’être adonnée à sa passion pour la cuisine n’y était sûrement pas étranger. L’odeur du velouté poireau-pomme de terre mijotant sur la cuisinière à bois fit gronder le ventre affamé de Julianna.
— J’ai une faim de loup, claironna-t-elle en se relevant.
— Oh pitié, ne parle pas d’animaux, gémit Héloïse en se dirigeant vers la cuisine. Regarde autour de nous. Quel que soit l’endroit où on pose le regard, il y a de la fausse fourrure partout. Même dans la salle de bain !
Effectivement, force était de constater que les propriétaires du chalet, des Parisiens en mal de vie au grand air, avaient une vision très personnelle de la décoration montagnarde. Dans le coin cuisine, une peau d’ours blanc 100% polyester servait de tapis sous une table de ferme blanche vieillie prématurément à coups de chaîne de vélo. Suspendus un peu partout aux poutres, des ustensiles d’un autre âge tentaient d’assommer quiconque passait naïvement à leur portée. Dans les chambres, les lits faisaient face à une série de faux trophées de chasse. Certains en carton de couleurs pastel ou dorées, et d’autres en peluches plus ou moins ressemblantes. Tous fixaient de leur strabisme vitreux l’endroit où Julianna avait espéré trouver le sommeil. Mais la jeune fille savait d’avance que si elle parvenait à fermer un œil, ses cauchemars seraient peuplés de ces désagréables compagnons de chambrée. Enfin, summum du chic, un raton laveur passé sous un rouleau-compresseur végétait devant la douche de la salle de bain au carrelage vert anis, limite fluo.
— Mouais, moins trente points pour la sobriété et le bon goût, confirma Julianna. En plus, je suis sûre que les propriétaires sont très fiers de leur clin d’œil macabre.
— Lequel ? questionna Héloïse en leur servant deux grands bols de soupe.
— Un raton laveur dans une salle de bain.
— Oh quelle horreur ! Je n’avais pas fait le lien !
Les deux amies mangèrent en silence pendant un moment. Une fois son bol vide, et ses orteils totalement dégelés, Julianna fit à Héloïse le récit de ses observations des dernières heures depuis le belvédère.
— Il y a peu de trafic autour de cet aérodrome. Rien de bien passionnant. Côté personnel, une instructrice de vol, le gardien et son toutou que tu connais déjà.
— Une trace du jet ?
— Aucune. En revanche, le mec de l’aéroport a fait un ménage méticuleux de la zone vide du troisième hangar. Il a aussi sorti des housses de pressing de sa voiture et les a rangées dans les vestiaires de ce même hangar. On ne porte pas ses cottes de travail sales au pressing. Je pencherais plutôt pour des uniformes ou un truc du genre. Bref, je ne sais pas ce qui est habituellement entreposé ici, mais il en prend grand soin.
— Quelque chose d’assez précieux pour être un jet privé, par exemple ? avança Héloïse qui reprenait espoir.
— Vu le contexte, c’est la théorie la plus plausible, acquiesça Julianna avec un sourire entendu. Encore faut-il le vérifier… et trouver le nom du propriétaire de ce foutu jet !
La jeune femme laissa s’installer un petit silence, puis demanda à brûle pourpoint :
— Ça te dit de faire un cambriolage ?
— Tu as les neurones congelés, ma parole, s’écria Héloïse piquée au vif. On a assez de problèmes comme ça sans en plus se retrouver en prison ! Et encore, ça c’est le scénario le plus optimiste. Si le gardien nous choppe, tu peux être sûre qu’il va nous livrer en pâture aux BCNI ! Non, c’est définitivement exclu ! Un cambriolage ? Non mais je te jure !
— Et si je te dis que l’aérodrome est fermé jusqu’à demain matin ? Il te reste bien un bout de filet mignon pour Mars, non ? avança innocemment Julianna.
Hélo resta sans voix. Sa bouche s’ouvrait par moment, mais aucun son n’en sortait. Yanna pouvait lire dans ses yeux l’intense débat intérieur auquel se livrait son amie. Personne ne prononça un seul mot pendant le reste du repas. Julianna n’osait pas interrompre le cours des pensées d’Héloïse, qui, elle, s’ingéniait à trouver des arguments pour boycotter les projets de son amie.
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Le regard perdu dans les flammes qui finissaient de dévorer une bûche gigantesque, Julianna mâchonnait avec acharnement la gomme de son crayon de bois. Le carnet, posé devant elle sur la table basse en verre aux angles perfides, était couvert de notes griffonnées à la va-vite. De ce fouillis de gribouillis cabalistiques émergeait un mot entouré quatre fois : AÉRODROME. Les flèches et les numéros, qui constellaient la page, tentaient de suivre le cours des réflexions de la jeune fille.
De nombreux plans d’effraction se bousculaient dans la tête de Julianna, mais aucun ne lui paraissait satisfaisant. Peut-être parce qu’ils finissaient tous immanquablement par la case prison ! À moins peut-être… La jeune fille se remit à griffonner frénétiquement sur la page surchargée.
— Tu essaies de me tuer, avoue ! s’écria Julianna en faisant un bon.
Trop concentrée sur son carnet, elle n’avait pas vu Héloïse s’asseoir brusquement à ses côtés. L’éponge à vaisselle encore dégoulinante à la main, son amie fixait à son tour la cheminée. D’un coup d’œil à l’évier de la cuisine, Julianna évalua qu’Hélo avait pris sa décision entre le nettoyage d’une louche et le récurage du plat à gratin.
— Si, commença Héloïse toujours hypnotisée par les flammes, et je dis bien SI j’étais d’accord pour enfreindre un certain nombre lois, quel serait ton plan ?
Stupéfaite par le revirement de sa si-respectueuse-des-règles amie, Julianna resta un instant interdite.
— Alors ? la pressa Hélo en désignant le carnet d’un geste du menton.
— Hein ? Euh oui, se reprit Julianna en replongeant dans ses notes. Nous avons deux objectifs. Le premier, trouver où les BCNI ont emmené ton frère et ta mère. Si nous n’y arrivons pas, notre second objectif sera d’identifier le propriétaire du jet, qui doit être le donneur d’ordres des enlèvements. L’idéal étant de remplir ces deux missions. Comme ça, dès que ta famille sera en lieu sûr, nous balancerons les noms des BCNI aux flics.
— Tu parles comme un général en campagne, releva Héloïse.
— Et tu n’as encore rien vu. Pour parvenir à nos fins, nous avons deux cibles. Cible numéro un, le hangar et plus particulièrement les vestiaires. Je suis sûre qu’ils appartiennent aux pilotes du jet. Cible numéro deux, la tour de contrôle. Nous trouverons sûrement quelque chose en fouillant dans les dossiers.
— Comment entrerons-nous ?
— C’est là que ça coince. Il va falloir péter des vitres. Je ne vois que cette solution. Hors de question de nous mesurer à l’employé. Trop baraqué. Tu l’aurais vu en train de bricoler ! Il a retourné un moteur d’avion à mains nues. Pouf, comme une crêpe. Non, c’est trop risqué. Ce gars nous mettrait KO en une torgnole.
— Et le chien ? Il est sympa, mais c’est un gardien. Mars n’appréciera pas que nous cassions quelque chose.
— Si nous l’attachons, il va aboyer et alerter toute la vallée. On n’a rien non plus pour l’enfermer. Seule solution, l’amadouer. Il me reste des friandises d’Anatole.
— J’ai gardé la moitié du filet mignon. Ça devrait occuper la boule de poils un moment.
— On part là-dessus ? Ok. Reposons-nous cet après-midi. La nuit va être longue.
Julianna se leva, imitée par Héloïse qui retourna à sa vaisselle. En montant les escaliers jusqu’à sa chambre, Julianna regarda sa montre. Treize heures vingt-quatre. Elle soupira. Moins de cinquante-neuf heures avant la fin de l’ultimatum des BCNI.
– 19 –
— Nous avons vérifié, lieutenant. Aucune enquête concernant un Frédéric Pougnard n’a été ouverte. Ni administrative, ni judiciaire. Pas même une main courante. Aucune trace non plus du rapport que vous avez remis à la gendarmerie des transports aériens hier soir. J’attends confirmation d’une source, mais tout porte à croire que l’affaire ait été glissée sous le tapis. Quelqu’un a bloqué la procédure. Vos informations ne sont jamais sorties de l’aéroport.
— C’est ce que je craignais. Quand j’ai interrogé les mecs de la GTA ce matin, personne n’a su me répondre sur les suites données aux évènements.
— Il y a un loup quelque part. Puisque la sécurité aéroportuaire a été compromise, nous vous autorisons exceptionnellement à investiguer sur le sol national. En cas de problème, la hiérarchie fera valoir ça comme une mission connexe à Sentinelle. Soyez discret. Cherchez, trouvez l’information et faites remonter. Pas d’action sans notre accord.
— C’est compris. J’arrive au domicile de Pougnard. Je vous tiens au courant.
Cyril coupa la conversation. Le quartier résidentiel ressemblait à tous ses homologues sortis de terre dans les années soixante-dix. Des pavillons cubiques à deux niveaux, avec garage au rez-de-chaussée et escalier extérieur montant à la porte d’entrée. Chaque parcelle était séparée des autres par d’épaisses haies de tuyas taillées au cordeau. Quelques nains de jardin et autres lions en terre cuite dépérissaient dans les jardins en rêvant d’être un jour à la mode.
La voiture de Cyril descendit lentement la rue. Le domicile du chef de la sécurité se situait pile au milieu. Hors de question de stationner devant. Trop voyant. Même pour un militaire en civil. L’endroit était principalement peuplé de retraités. Un inconnu fouinant autour d’une maison n’aurait pas échappé à l’œil de lynx des voisins en plein championnat de tondeuses à gazon (Raymond, casaque verte et casquette Festina, tenait la dragée haute à Julien, champion en titre).
Cyril enclencha la seconde pour aller se garer quelques rues plus loin. Le lieutenant commença son inspection par l’allée piétonne donnant sur le jardin arrière de la maison. Malgré sa haute taille, le militaire ne distinguait que le toit de l’habitation. Cyril avisa une armoire électrique à sa droite. Coup d’œil circulaire. Personne en visuel. D’un bond, il sauta sur le bloc de plastique. La vue était meilleure, mais ce n’était pas depuis ce perchoir qu’il collecterait des informations. Par chance, comme ses voisins, Frédéric Pougnard avait la main verte. Une minuscule cabane de jardin en bois s’appuyait contre le grillage à un petit mètre de Cyril. Manquant d’y laisser son fond de pantalon, le militaire enjamba la clôture et atterrit sur la remise qui vacilla sous son poids. La porte en bois s’ouvrit sous l’impact. Heureusement, le craquement des planches vermoulues se perdit dans les vrombissements furieux de l’autoporteuse de Julien, bien décidé à en remontrer à ce jeunot de Raymond. Un dernier bond et le jeune soldat était sur la pelouse. Immédiatement, il se dissimula entre la haie et la cabane, puis mit un genou à terre. Réflexe reptilien d’une manœuvre mille fois répétée. De sa cache, il prit quelques instants pour observer les lieux. Cyril en profita pour enfiler des gants en vinyle. Semer des empreintes partout aurait fait mauvais genre.
Les volets de la maison étaient ouverts. Aucune lumière et aucun bruit ne filtraient de l’intérieur. Pas d’ombres aux fenêtres.
Cyril tendit le cou. La voie était libre. Julien et Raymond, qui entamaient la dernière ligne droite, avaient autre chose à faire que s’occuper que ce qui se passait chez Pougnard. À pas comptés, le lieutenant fit le tour de l’habitation. Mince ! Impossible de tester la porte d’entrée à l’étage ou celle du garage sans être vu du voisinage. Et pas d’autres accès au rez-de-chaussée.
Cyril fit la moue. Comment entrer ?
— À moins que…
Le soldat avisa la malheureuse cabane de jardin à demi ouverte. Quelque chose brillait au fond. Il s’approcha. Un coup d’épaule acheva les gonds. Bingo ! Une échelle trois pans en aluminium.
Cyril fourragea dans les tiroirs de l’établi, tassa dans la poche de son jean un marteau enveloppé d’un gros chiffon et saisit l’échelle à bras le corps. Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche. Toujours personne en vue. Aussi discrètement que possible avec une échelle qui claque à chaque pas, le militaire s’approcha de la fenêtre de l’étage la moins visible depuis la rue. Nouvel arrêt. Toujours aucun bruit dans l’habitation. Cyril posa l’échelle sur la façade, fit coulisser le deuxième pan jusqu’au rebord de la fenêtre et grimpa doucement.
Arrivé en haut, le jeune lieutenant risqua un coup d’œil à travers la vitre. La cuisine. Pas âme qui vive. Le marteau emmitouflé dans son chiffon eut du mal à venir à bout du double vitrage. Cyril glissa sa main protégée par le tissu à travers l’ouverture et fit jouer la poignée. Avec mille précautions, le soldat poussa le battant. Il s’attendait à ce qu’un hurlement strident ameute le quartier… mais rien.
— Pas de système d’alarme ? Et ça se dit professionnel de la sécurité. Bonjour la négligence, songea Cyril en refermant la fenêtre derrière lui.
La main droite sur son arme de service accrochée à sa ceinture, le militaire inspecta l’habitation. La cuisine n’avait pas beaucoup bougé depuis les années soixante-dix. Le salon était plutôt grand. Le mobilier pas de la première jeunesse mais bien entretenu. Aucun cadre. Pas de photos. Deux ou trois babioles sur une étagère. Rien qui indique une présence féminine. Encore moins d’enfants. Une maison de vieux célibataire trop pris par son travail pour fonder une famille.
La chambre d’amis avait été reconvertie en bureau. Devant le bazar monumental qui y régnait, Cyril ne put conclure entre une fouille en règle ou un maître des lieux pathologiquement désordonné.
La porte suivante donnait sur la chambre de Pougnard. Un seul oreiller à la tête d’un des côtés du grand lit. Un célibataire, ça se confirmait. Rien que de très banal.
En revanche, l’autre moitié du lit était en état de siège. Une tornade aurait fait moins de dégâts. Si les couvertures étaient impeccablement tirées, dessus s’amoncelait tout ce qu’une armoire pouvait contenir de cintres. Sur la moquette, les quatre tiroirs vides de la commode s’empilaient loin de leur patrie d’origine. Plus aucun vêtement nulle part. Même dans le bac à linge sale. Pas non plus de valises. Dans la salle de bain, les affaires de toilette avaient disparu. Tout portait à croire que Frédéric Pougnard avait volontairement mis les voiles.
Cyril s’apprêtait à descendre inspecter le rez-de-chaussée, quand son regard retomba sur les tiroirs abandonnés. Ils étaient bien courts, ces tiroirs. Pas très profonds. De plus près, on distinguait nettement des marques de scie sauteuse sur les montants.
— Pourquoi diable mutiler ces pauvres rangements ?
Cyril marcha sur le lit pour contourner le fouillis ambiant et s’agenouilla devant la carcasse béante de la commode. Le fond semblait intact. Quoiqu’à la réflexion, le plateau du dessus était bien plus profond que les tiroirs. D’ailleurs, de fines éraflures marquaient le bois intérieur. Cyril fit courir à l’aveugle ses doigts le long du haut du panneau arrière. Pile au centre, ils tapèrent sur une petite langue de métal peinte couleur pin.
— Monsieur a des petits secrets.
Le militaire tira sur la languette. Le panneau arrière bascula entièrement, découvrant une cache d’une quinzaine de centimètres de large.
— Vide, évidemment, pesta Cyril. Minute. Qu’avons-nous là ?
Dans l’ombre, il n’avait pas vu tout de suite le mince ruban de papier froissé dans un coin.
— Un morceau de billet de banque. Des hachures orange. Cinquante euros. Si ta cachette était pleine, ça te fait un joli bas de laine, Pougnard.
En se relevant, le pied du militaire heurta quelque chose. Une mallette d’arme de poing était dissimulée sous le lit. Vide.
— Un Glock. Ce n’est pas ton arme de service. Toi, tu n’as pas la conscience tranquille.
La fouille du reste du domicile s’avéra infructueuse. Au rez-de-chaussée, rien d’anormal. Excepté dans le garage. La voiture du chef de la sécurité ne s’y trouvait pas.
— Je vais lancer un avis de recherche sur son véhicule, nota Cyril en espérant qu’elle ne soit pas déjà une épave fumante au fond d’un terrain vague.
Le militaire se résigna à quitter les lieux. Les portes étaient verrouillées, mais celle donnant sur le côté du garage semblait moins gaillarde que les autres. Cyril tira sèchement sur la poignée. La serrure céda au cinquième essai. Le militaire se glissa à l’extérieur, puis tenta tant bien que mal de refermer la porte derrière lui.
— Qu’est-ce-que vous faites là ?
La voix grave fit sursauter Cyril. Le métal glacé d’une double bouche de canon de fusil se plaqua entre ses omoplates.
Le jeune lieutenant se mordit la lèvre. Il n’avait pas remarqué le silence de la rue. La compétition de tondeuses était finie, et Raymond avait perdu. Il était en colère. Alors, quand, en remontant chez lui, il avait aperçu l’échelle sous la fenêtre de son voisin, son sang n’avait fait qu’un tour. Lui, l’ancien de la guerre d’Algérie, n’allait pas laisser un branle-rien piller la maison du brave Pougnard. Prenant sous le bras son fidèle fusil de chasse toujours prêt pour le traditionnel carnage dominical, Raymond était descendu quatre à quatre. Posté près de la boîte aux lettres de Pougnard, il avait attendu que ça bouge. Comme le dimanche avec les copains. Un buisson qui frissonne ? Paf ! On tire d’abord, on se pose (peut-être) des questions après.
Enfin, la porte de côté du garage s’était mise à trembler. Un solide gaillard en était sorti, mais pas de quoi impressionner un vieux briscard comme Raymond. Oh, la prise était trop belle ! Raymond avait intimé à son arthrose de la mettre en veilleuse et avait sauté au-dessus du portail en plastique blanc.
— On n’aime pas trop les rôdeurs par chez nous.
— Et moi qu’on me pointe une arme dessus.
Cyril balança son long bras droit en arrière, rabattit le canon vers le sol tout en pivotant et cassa le fusil d’un geste expert. Le temps qu’il comprenne ce qui se passait, Raymond était face au crépi, penaud.
— Qu’est-ce que ça fait d’être la proie maintenant ?
Raymond n’aimait pas, mais alors pas du tout, être de ce côté du fusil.
— Bien, discutons un peu, papy, annonça Cyril en jetant la vieille pétoire dans les bégonias. Voilà ce qui va se passer. Tu connais le jeu de cache-cache ? Tu vas compter jusqu’à cent en fixant ce mur, et moi je vais me volatiliser comme par magie. Évidemment, tu es trop intelligent pour prévenir qui que ce soit de notre rencontre. N’est-ce pas, papy ?
— Tu me prends pour qui, blanc-bec ? AU SEC…La main grande comme un battoir de Cyril saisit la nuque de Raymond. Le reste du cri du retraité mourut dans sa gorge, en même temps que son visage s’incrustait dans le crépi.
— Pas malin ça, susurra le militaire à l’oreille de sa proie. Permets-moi de remettre les choses en perspective. On ne joue pas à armes égales. Tu ne sais pas qui je suis. Moi, je sais où te trouver. Suis-je assez clair ?
— Lim… limpide.
— Je savais que tu étais un type intelligent. Tiens, tant que je t’ai sous la main, Rambo, tu ne saurais pas où se trouve Pougnard, par hasard ?
— Il est parti.
— Parti ? Quand et où ?
— Hier soir. Tard. J’allais me coucher quand j’ai entendu sa voiture piler dans la rue. Après, je ne sais pas ce qu’il a boutiqué, mais ça a fait un barouf d’enfer chez lui. Ma femme et moi, on se demandait s’il ne fallait pas appeler les gendarmes. Et là, Pougnard est ressorti de sa maison. Il a fourré deux gros sacs de voyage dans sa voiture, puis est reparti aussi sec. On aurait dit qu’il avait vu le diable !
— C’était vers quelle heure ?
— Oh je dirais sur le coup de 23h30. Un truc comme ça. Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— C’est justement ce que je veux savoir… Tu veux te rendre utile ?
Raymond ne voyait comment il pouvait refuser, là, le nez dans le crépi.
— Si Pougnard revient chez lui ou si quelqu’un d’autre tourne autour de cette maison, tu téléphones immédiatement à ce numéro.
Raymond sentit Cyril glisser un morceau de papier taille carte de visite dans la poche de sa chemisette.
— Ne t’approche pas d’eux. C’est dangereux. Je ne voudrais pas qu’il arrive quelque chose de fâcheux à un ami. C’est entendu ? Bien. Compte jusqu’à cent maintenant.
— Un, deux, trois…
À vingt, Cyril avait disparu. Le fusil aussi.
– 20 –
— Tu trouves que c’est le moment ? ronchonna Julianna en passant la seconde.
Le Chrysler se faufilait doucement dans les rues secondaires de Sainte Soline. Les cambrioleuses en herbe avaient préféré se faire discrètes. Leur véhicule immatriculé en 79 se voyait comme le nez au milieu de la figure en Haute-Savoie.
— Ça me détend, répondit Héloïse en recapuchonnant son rouge à lèvres.
— Il est vingt-trois heures trente, et il fait nuit noire. Même l’éclairage public est éteint. Personne ne te verra.
— Puisqu’on va se faire choper par les flics, autant avoir l’air présentable sur les photos.
— Tu es un cliché ambulant, Fashion Hélo.
— Oh hé, ça va, hein ! Chacune ses marottes. Moi, je ne me balade pas avec trois ou quatre instruments de musique en permanence dans ma voiture.
— Ça me rassure. Je n’y peux rien. Ils sont comme mes doudous.
— Ouais. Ben, heureusement cette fois tu ne t’es contentée que de ton kalimba, et non du violoncelle, de ta boîte à rythme, la flûte traversière, le violon… Oh oui, ton cher violon surtout ! Tu es la seule personne sur cette planète à avoir un dressing pour violons.
— Euh… en réalité, le kalimba est dans mon sac à main et les autres instruments encore à la maison, dans le couloir, prêts à être chargés pour la tournée.
— À quoi ça te sert puisque ce n’est pas toi qui montes sur scène ?
— Le meilleur dans les spectacles, ce sont les quelques heures entre la fin des répétitions et l’entrée du public. Tout est prêt. On a donc du temps pour se détendre et manger un peu. Quelques-uns chantonnent dans leur coin. En les écoutant, un gars sort sa guitare pour les accompagner. Puis un autre vient se greffer. Et ainsi de suite. En deux minutes, tu as un bœuf d’enfer. Ce sont des moments privilégiés. Ces rencontres entre artistes et techniciens d’horizons divers sont super enrichissantes et très importantes pour les créations artistiques. Je t’emmènerai en tournée cet été, si tu veux. Tu découvriras l’ambiance d’Utopy Town, côté coulisses.
— Oh oui ! Trop cool ! Je pourrai aller avec toi aux Eurockéennes de Belfort ? L’ouverture du festival tombe le jour de mon anniver… Pourquoi tu t’arrêtes ?
Sans un mot, Julianna pointa du doigt quelque chose à droite d’Héloïse. Le café-bar de Sainte Soline. L’établissement était encore ouvert. Quelques notes de musique s’échappaient de la porte arrière maintenue ouverte par un fût de bière. Les néons violets et jaunes se reflétaient sur les capots des voitures alignées sur le parking.
— Je n’y crois pas, murmura Julianna. Il est encore là ?
La jeune fille fixait un bout de carrosserie qui dépassait derrière l’angle du bistrot. L’aile arrière d’un pickup Hilux rutilant.
— Le véhicule du mec de l‘aérodrome, expliqua Yanna à Héloïse. Après avoir fermé le portail, il a roulé directement jusqu’ici.
— Le gars doit habiter dans le coin.
— Tu te souviens avoir aperçu ce véhicule sur le parking quand nous avons pris le petit-déjeuner ici ce matin ? Moi non plus.
— Il n’a qu’en même pas passé toute la journée au bar ?
— Nous allons vite le savoir.
Julianna gara son monospace dans une rue adjacente, en se ménageant un itinéraire de fuite.
— Tu es parano, lui asséna Héloïse en descendant de voiture.
— Parano ET prudente, s’il te plaît.
Le tintement du carillon à l’entrée du bar se perdit dans le fond sonore criard. Derrière son zinc, le patron salua les jeunes femmes d’un signe de tête. Une quinzaine de clients hantaient les lieux. Dans les box les plus éloignés des regards indiscrets, quelques couples finissaient leur dessert en se dévorant des yeux. À gauche de l’entrée, un groupe de jeunes refaisait le monde en parlant fort. Plus loin, six amis se chamaillaient en recomptant les points d’une partie de fléchettes. Bref, un vendredi soir normal sur la Terre.
L’employé de l’aérodrome était là, accoudé au bar de l’autre côté de la salle. Enfin, « était là ». C’était vite dit. L’homme tenait plus de l’épave que du yacht de luxe. Courbé sur le zinc. L’œil vitreux plongé au fond de son verre presque vide. La chemise empestant la sueur et l’alcool. D’une main cramponnée au bar, le gars se maintenait dans un équilibre précaire sur le tabouret haut. Il marmonna quelque chose.
— Non Jérôme, répondit le barman, expert en décryptage de baragouin d’ivrogne. Je ne te servirai plus ce soir. Rentre chez toi. Je ferme dans une demi-heure.
Héloïse et Julianna avisèrent une table libre non loin de leur cible.
— Rappelle-moi ce qu’on fout là, susurra Héloïse en s’asseyant comme Julianna, face à la salle.
— Le mec est rond comme une queue de pelle. Puisqu’il est venu directement ici après la fermeture de l’aérodrome, il doit en avoir les clés dans ses poches. Si nous les lui piquons, plus besoin d’effraction. Pas d’effraction, pas de crocs de toutou dans nos mollets.
La tenancière, toujours aussi joviale en cette heure tardive, s’approcha de leur table.
— Alors, mes belles. Vous devenez des habituées ? Qu’est-ce que je vous sers ?
Les jeunes femmes passèrent commande en observant Jérôme. L’homme avait l’alcool mauvais. Les refus répétés du barman de lui verser plus de son poison préféré le faisaient monter dans les tours.
— Ne faites pas attention, mes belles, expliqua la patronne en déposant devant les filles leurs consommations. Jérôme n’est pas un mauvais bougre.
Effectivement. L’homme expliquait comment il allait délicatement enfoncer une fléchette dans l’œil du barman récalcitrant. Loin de se laisser impressionner, le gérant contourna son zinc, saisit Jérôme par le bras et souleva un pied du tabouret du bout de sa semelle. Jérôme fit un demi-tour sur ses fesses et atterrit miraculeusement debout, droit comme un I. Empoignant toujours son coude, le barman fit valser son ex-client en direction de la porte de sortie.
— Zut ! jura Héloïse. Comment va-t-on lui faire les poches s’il se tire ?
— Tu as vu son état ? Il n’ira pas loin. Au pire, dans le premier fossé. Finis vite ton verre, et suivons-le.
Julianna avala cul sec son thé glacé. Mal lui en prit. Un étau s’enfonça aussitôt dans ses tempes. Tant pis. Voilà qui avait le mérite de la réveiller. La jeune femme paya leurs consommations et rejoignit Hélo, partie en éclaireuse dehors. Elle n’eut pas à la chercher longtemps. Son amie contemplait les ravages de l’alcool.
À dix mètres d’elles, Jérôme essayait d’ouvrir son pickup… en tournant la clé dans la trappe d’essence. L’homme s’acharna jusqu’à l’épuisement de son dictionnaire de jurons, et capitula au vingt-huitième essai. Les clés filèrent entre ses doigts gourds. Râlant de plus belle, Jérôme tomba à genoux. L’employé de l’aérodrome fit deux fois le tour de son engin à quatre pattes en tâtant le sol.
Plus pressée que philanthrope, Julianna ramassa le trousseau et l’agita sous le nez du quadrupède.
— Pas b’soin d’ton aide, connasse, éructa l’ivrogne.
— Avec plaisir, rétorqua Yanna en reculant sous les assauts de l’haleine éthylique.
Jérôme s’agrippa à un pneu puis aux flans de la caisse pour se relever et glisser vers l’arrière de son bolide. Le hasard était de son côté. La clé trouva la serrure du hayon dès la première tentative. Soufflant comme un ours, Jérôme hissa sa carcasse dans la benne, bien décidé à y passer la nuit.
— Il est toujours en vie ? demanda Héloïse, même si la réponse lui importait peu.
Julianna escalada la carrosserie et se pencha au fond du bac en tôle. Une masse informe bombait sous une bâche. Yanna saisit le triangle de signalisation accroché au hayon, et piqua le morceau de plastique. Un ronflement sonore suivi d’un pet tout aussi distingué lui répondit.
— C’est relatif. Fais le guet pendant que je le fouille.
Julianna souleva la bâche. Ses yeux se mirent à pleurer sous les relents des vents méphitiques.
— Bordel, quelle cruauté envers la couche d’ozone ! Ce n’est pas humain des odeurs pareilles.
La jeune femme pesa de tout son poids pour tourner un Jérôme comateux. Elle passa en revue veste et pantalon. Peine perdue. Rien d’intéressant dans ses poches.
— Mince, se désola Héloïse. Je vais devoir me faire dévorer les mollets.
— Ce que tu peux être défaitiste, rétorqua Julianna en sauta de la benne. Il reste la cabine.
Clés en main, l’adolescente ouvrit la porte passager du pickup. Monsieur aimait son bolide. Ni miette de pain au sol, ni poussière sur le tableau de bord. Le cuir des sièges brillait comme à sa sortie d’usine. La sacoche de Jérôme trônait sur la place du milieu. Quelques documents officiels. Des inscriptions aux cours de pilotage. Deux bordereaux de livraison. Un beau stylo de luxe. Bref, rien qui avance les jeunes femmes. En désespoir de cause, Julianna tenta la boîte à gants. Bingo ! Un trousseau de clés suspendu à un petit biplan en laiton !
Sans perdre de temps, Héloïse reverrouilla le pickup et en balança les clés dans la benne. Julianna ouvrit le capot du bestiau et retira légèrement un des fusibles d’allumage. Juste assez pour empêcher Jérôme de débarquer à l’improviste sur les lieux de leur futur forfait.
Avant de partir, et finalement plus altruistes qu’elles le pensaient, Héloïse et Julianna placèrent Jérôme en PLS, bien au chaud sous plusieurs couches de bâche.
— Pourquoi aidons-nous ce pochetron ? Il est complice des BCNI, non ? s’enquit Héloïse.
— On n’enfonce pas un homme déjà plus bas que terre, conclut amèrement Julianna. Et puis, qui sait ? Nous aurons peut-être besoin de le faire parler.
– 21 –
Mars frétilla en apercevant ses nouvelles amies. Le Chrysler n’était pas encore à l’arrêt que le gardien poilu réclamait déjà des câlins.
— Nous avons un cadeau pour toi, mon grand, murmura Julianna en agitant sous le nez du molosse un gros morceau de filet mignon. Si tu nous laisses visiter ton domaine, tu en auras plein d’autres.
Mars attrapa son cadeau au vol et le goba d’un bloc.
— Prends le temps de savourer, morfal ! gronda Héloïse, frustrée du peu de reconnaissance de l’animal pour ses talents culinaires.
Comme le matin même, Julianna et Héloïse escaladèrent le portail rendu glissant par les flocons. À pas comptés sous la lune réapparue après les intempéries de l’après-midi, les jeunes femmes se dirigèrent droit vers le troisième hangar. La neige crissait sous leurs semelles.
— Fais-moi penser à balayer nos traces en partant, nota Yanna.
Comme de bien entendu, ce fut la dernière clé qui actionna le pêne. La porte de fer blanc s’ouvrit sans un bruit. En bon propriétaire des lieux, Mars passa devant pour guider ses nouvelles copines. Rien n’avait bougé depuis le matin. Le beau biplan orange et blanc dormait sagement au même emplacement. La place à ses côtés demeurait vide. Son copain de chambrée avait encore découché ce soir.
Pendant qu’Héloïse détaillait le reste du hangar, Julianna s’attaqua aux vestiaires. Les cadenas étaient on ne peut plus basiques. La jeune femme avisa une minuscule clé sur le trousseau de Jérôme. Clic. Les parois de métal pivotèrent sur leurs gonds. Chaque vestiaire contenait exactement la même chose. Deux housses de pressing noires.
— Pfff, pas de facturette. C’est bien ma veine, pesta intérieurement Julianna.
Le contenu des housses n’éclaira pas plus sa lanterne. De beaux uniformes de pilotes aux finitions parfaites, casquettes comprises. Mais aucun nom ou logo quelconque. Juste l’insigne ailé habituel des pilotes.
— Alors ? s’enquit Héloïse en bousculant son amie.
— Rien. Nada. Un équipage haut de gamme loge bien ici, mais je n’ai rien trouvé de nominatif.
— Rho, il doit bien y avoir quelque chose, tempêta Héloïse en piquant la place de Yanna.
Cette dernière s’éloigna pour laisser Hélo fouiller frénétiquement les malheureux vestiaires. Machinalement, elle feuilleta quelques manuels posés en vrac sur un établi. Son regard s’arrêta sur le livret le plus corné.
— Hélo, regarde ! Le manuel d’entretien d’un Falcon 2000. C’est le modèle de jet mentionné par Mathieu, non ?
— Eh ben, les BCNI ne s’embêtent pas ! s’exclama Héloïse en bavant devant les photos du jet privé. Tu as vu cet intérieur ? Sièges en alcantara. Bois précieux. Lit king size. Oh, il y a même une baignoire. Tu te rends compte ? Une vraie baignoire dans un avion.
— On ne vit pas dans le même monde, commenta Julianna, désabusée.
— C’est clair !
Les filles laissèrent là le hangar et le lèche-vitrine. Les deux autres entrepôts ne livrèrent pas plus d’informations. Restait la tour de contrôle.
La clé la plus récente ouvrit le bâtiment. Les jeunes femmes n’avaient pas mis un orteil à l’intérieur qu’une voix retentit.
— Vous avez pénétré sans autorisation dans cette propriété. La gendarmerie sera prévenue de votre intrusion dans dix secondes. Merci de composer le code de sécurité. Dix, neuf…
— Mince, mince, mince, jura Julianna en regardant autour d’elle.
— Huit, la pressa la voix électronique.
— Oh ta bouche, morue ! Ah ! Ici, Hélo.
Les jeunes femmes se ruèrent sur le petit boîtier dissimulé derrière le porte-manteau.
— Sept.
— Tu as le code ? demanda Hélo.
— Six.
— Ben, non. Attends, j’ai vu un truc.
— Cinq.
Yanna tourna et retourna le porte-clé dans sa main. Oui ! Sous le mini-avion. Six chiffres et deux lettres griffonnées.
— Quatre.
— Vite, Yanna !
— Trois.
— 9154…, tapota Julianna éclairée par son portable.
— Deux.
— 62DE.
— Alarme désactivée.
Les deux amies poussèrent un bruyant soupir de soulagement. Julianna s’appuya contre le mur. Le sang battait à ses tempes. Les filles étaient passées à deux doigts, ou plutôt dix secondes, de la catastrophe.
— Tu n’avais pas dit qu’il n’y avait pas d’alarme ? railla Héloïse.
— Comment voulais-tu que je voie à l’intérieur de ce bâtiment ? Je n’ai pas de rayons X à la place des yeux. Il n’y a pas de pancarte d’avertissement à l’extérieur. D’ailleurs, toi non plus, tu n’as rien remarqué lors de notre première visite ce matin.
BAM ! Renvoi dans les cordes ! Julianna se sentait déjà assez coupable sans qu’Héloïse en rajoute une couche pour se passer les nerfs. Meilleure amie, oui. Punching-ball, non.
Julianna respira trois fois à pleins poumons. Son calme retrouvé, la fouille pouvait reprendre.
Sainte Soline se différenciait singulièrement de Léognan. Ici, tout était parfaitement rangé. Les cartes suspendues au mur s’alignaient par ordre alphabétique. Les aimants du tableau blanc étaient groupés par couleurs. Pas un dossier ne dépassait des armoires. Aucun document ne traînait sur les bureaux. Enfin, presque. À l’étage, face au pupitre de radiocommunication, un bureau en tous points semblable à celui de Mathieu croulait sous les piles de classeurs et autres registres.
— Tu as le téléphone satellite sur toi ? demanda Julianna à Héloïse. Peux-tu me dire à quelle heure les BCNI t’ont appelé de Léognan, s’il te plaît ?
— 23h38.
— Disons qu’ils ont décollé du bordelais à 23h45. Combien de temps leur vol a-t-il duré ? Une heure max, environ. Le jet a donc dû se poser ici autour d’1h du matin.
Julianna repoussa un hideux mug publicitaire reconverti en pot à crayons et saisit un gros cahier étiqueté « Registre de vols ». Son doigt remonta la page en cours, puis la précédente pour s’arrêter presque en bas.
— Vendredi 16 avril 2004, 1h06, arrivée… un truc gribouillé. Pfff, ce n’est pas du tout délibéré, tiens ! Tout le reste est parfaitement écrit sauf l’identifiant de cet avion. Et, regarde juste en dessous. Vendredi 16 avril 2004, 1h25, départ… re-gribouillage. Jérôme couvre les BCNI. Il a donc parfaitement conscience de l’illégalité de leurs actes.
— 1h06, 1h25, répéta Héloïse, puis prenant une voix de contrôleuse de train, Sainte Soline, vingt minutes d’arrêt. Tout le monde descend. Hop, on prend un petit café et on repart kidnapper des gens.
— Hélo, tu es un génie ! s’écria Julianna en embrassant la joue de sa meilleure amie.
Soudain très excitée, Julianna étala la pile de classeurs sur le bureau, en chercha un précisément, et jeta son dévolu sur un épais registre à la couverture kraft. Hélo n’eut pas le temps d’en lire l’étiquette.
Julianna ouvrit sa trouvaille à la dernière page et sourit.
— Ce ne sont pas les humains qui se sont restaurés, commenta Yanna, énigmatique. C’est le jet.
Julianna retourna le classeur vers son amie. C’était un registre de livraison de carburant.
— 16/04/04, 1h10, déchiffra Hélo. Oh non, l’identifiant de l’avion est encore illisible. Ça ne nous avance en rien. Pourquoi souris-tu ?
— Qu’est-ce que tu lis dans la colonne « Quantité de kérosène » ?
Héloïse plissa les yeux pour décrypter les pattes de mouches de Jérôme.
— 8105 litres. Ça a un sacré appétit, un Falcon. Pourquoi ?
— D’après ce registre, cet avion est de loin le plus gros consommateur de cet aérodrome. Et là, que lis-tu ?
Joignant le geste à la parole, Julianna souleva ses doigts de la page suivante. En dessous, apparut un post-it jaune. Jérôme y avait griffonné trois lignes de couleurs différentes. En rouge : « URGENT ! Kérosène : 8000 litres. Samedi, max 9h30. » Puis, en bleu : « Livraison confirmée, samedi 17/04, 8h. ».
Héloïse leva vers son amie des yeux incrédules. Yanna sourit de plus belle.
— Le jet des BCNI revient à Sainte Soline demain matin, vers 9h30.
– 22 –
D’un coup d’œil dans le miroir du pare-soleil, Julianna évalua l’effet de son rouge à lèvres. Pas de doute, cette nuance rouge vif lui allait parfaitement. En tout cas bien mieux que le rouge lie-de-vin préconisé par Héloïse. Cette teinte sombre, associée aux stigmates d’une nuit trop courte, aurait transformé l’adolescente en zombie. Au contraire, le rouge incendiaire, qu’arboraient maintenant les lèvres naturellement bien dessinées de Julianna, lui donnait le charme assuré d’une femme fatale. Surtout, ce nouveau maquillage lui ajoutait trois années supplémentaires, soit exactement le but recherché.
— Tu sais comment ma grand-mère appelait le maquillage ? demanda par talkie-walkie Julianna à Héloïse. Du trompe couillon ! Alors, espérons que ça fonctionne.
À ces mots, la jeune fille saisit son sac à main sur la banquette arrière, respira un grand coup pour se donner du courage, puis descendit de voiture.
Au loin, par-dessus les toits de la zone commerciale, Julianna devinait le jeune sapin et ses deux rochers. Héloïse guettait depuis le belvédère. Impossible de la distinguer d’ici. Parfait.
Un coup d’œil à sa montre. Huit heures cinq. Quarante heures avant la fin de l’ultimatum. Ça devenait juste.
Avant qu’elle ait fait un pas, le vrombissement d’un gros moteur s’approcha de Julianna. Un camion citerne lancé à pleine vitesse dans les rues étroites du village frôla le Chrysler qui tangua sur ses suspensions. Emporté par son élan, le livreur manqua sa sortie. Un mugissement de freins suivi d’une marche arrière furieuse plus tard, le camion citerne s’engagea dans l’impasse de l’aérodrome.
— Yanna d’Hélo, Yanna d’Hélo, crachouilla le sac à main de Julianna. Livraison de kérosène en cours.
— Pile à l’heure, chuchota discrètement Julianna. Continue à surveiller Jérôme. Moi, je fais du shopping.
Les discussions étaient allées bon train cette nuit en rentrant de leur cambriolage. Héloïse et Julianna avaient fini par tomber d’accord. Ce matin, elles prendraient les BCNI en filature. Avec un peu de chance, les ravisseurs les mèneraient directement au lieu de détention de Nicolas et Nathalie. L’entreprise était risquée, mais les filles n’avaient pas d’autre choix puisque Héloïse s’était une nouvelle fois élevée contre un recours à la gendarmerie. Les jeunes femmes tenteraient donc le tout pour le tout.
Le plan était simple mais imposait un timing serré. Alors les jeunes femmes s’étaient séparées dès 7h. Héloïse s’était postée sur le belvédère pour observer les allées et venues autour de l’aérodrome. Pendant ce temps, Julianna avait grapillé une heure de sommeil avant de descendre à Sainte Soline faire quelques emplettes. L’objectif de ce matin n’était que d’observer les BCNI. Hors de question d’intervenir, sauf urgence évidemment. Mais si ces salopards décelaient les jeunes femmes, elles devaient être prêtes à en découdre. Ce n’étaient pas les six couteaux à steak émoussés et l’unique poêle de leur cuisine qui leur seraient d’un grand secours. Le duo avait besoin de matériel professionnel. D’où la virée shopping de ce matin.
Le rideau du magasin était déjà levé. D’une démarche qui se voulait assurée, Julianna traversa le parking pour pénétrer dans le surplus militaire. Basse de plafond et éclairée par de simples néons en fin de vie, la boutique était aussi spartiate que les articles qu’elle proposait. Treillis, sacs de couchage, tentes, hamacs, boussoles, GPS, gamelles en inox, toiles de camouflage… Cet inventaire hétéroclite s’étalait sur de longues étagères d’aluminium montant jusqu’au faux-plafond.
Derrière le comptoir, photos, insignes, médailles, diplômes et autres lettres de félicitations détaillaient le parcours militaire du propriétaire des lieux. Si ces distinctions devaient avoir un effet certain sur les habitués, toutes ces médailles évoquaient plutôt à Julianna les décorations d’un sapin de Noël. La seule déduction que tira Yanna de cet étalage fut que leur propriétaire avait servi longtemps dans les troupes aéroportées. En témoignaient les nombreux petits parachutes sur les rondaches brodées.
Un bruit d’emballages froissés en provenance du fond de la boutique annonça le retour du vendeur. En se retournant pour le saluer, Julianna crut heurter un mur. Face à elle, un torse immense occupait tout son champ visuel. Moulé dans un polo blanc à manches courtes, chaque muscle était parfaitement visible, comme sculpté au ciseau à bois dans un énorme chêne. De part et d’autre de cette grume humaine, des bras de la taille des cuisses de la jeune femme, terminés par deux mains géantes, portaient de volumineux cartons. Au vu des deux impressionnants biceps, c’était un miracle que les coutures du polo n’aient pas encore rendu l’âme.
— Bonjour, Mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ?
La voix chaude et enveloppante du vendeur sortit Julianna de sa contemplation. Gênée, la jeune fille bredouilla un « bonjour », puis leva le regard à la recherche du visage du géant. Elle le trouva plus d’une tête au-dessus de la sienne. L’homme devait mesurer plus de deux mètres ! La quarantaine, les cheveux châtains coupés en brosse dans la plus pure tradition militaire, un visage bronzé à la mâchoire carrée, des yeux marrons rieurs et un sourire en coin qui semblait dire : « je sais pertinemment ce que mon physique provoque chez ces dames ». Le propriétaire de la boutique en imposait ! Pour autant, rien de menaçant dans l’attitude du géant. D’ailleurs, Julianna, qui se méfiait de tout le monde et des hommes en particulier, se surprit à se sentir instinctivement en sécurité en présence de ce colosse.
— Euh… une amie et moi logeons dans la vallée pour quelques jours. Nous voudrions profiter de l’occasion pour faire de la randonnée. Il nous faudrait des vêtements chauds et un peu de matériel.
Julianna mentait comme une arracheuse de dents. Elle espérait que le fond de teint bon marché de la supérette dissimulait le rouge pivoine qui lui cuisait les joues.
— Vacances improvisées ? questionna le colosse qui s’arrêta avant un “bande d’amatrices” bien senti.
— Fuite délibérée. Nous sommes parties sur un coup de tête. La maison était trop bruyante pour réviser nos partiels.
Julianna avait choisi ce dernier mot avec soin pour étayer son âge présumé.
— J’ai une petite liste, enchaîna-t-elle pour couper court aux explications fumeuses.
— Voyons cela, répondit le colosse en attrapant au vol le carnet que Julianna lui agitait sous le nez. Sacs à dos, gourdes, nourriture lyophilisée. OK, j’ai tout cela. Pulls, polaires, pantalons, chaussettes, parkas, chaussures hautes… Frileuse ?
— Atrocement ! Je suis capable de porter une écharpe au mois d’août.
L’énorme bobard de Julianna fit mouche. Le colosse éclata de rire, puis lui fit signe de le suivre dans le dédale des rayonnages.
Vingt grosses minutes plus tard, une montagne de sacs en papier kraft recouvrait le comptoir. Les filles étaient équipées pour un trek en Alaska.
— Il nous faudrait aussi une paire de jumelles, compléta Julianna en avisant à sa droite toute une gamme d’optiques. Non, plutôt deux.
— Deux ? s’étonna le vendeur.
— Une chacune. Pas de jalouse. Ce modèle fera parfaitement l’affaire.
Julianna désignait des jumelles de bonne facture à un prix raisonnable. Pas les plus performantes, mais d’un petit format facile à glisser dans la poche de leurs nouvelles parkas.
Pendant que le colosse passait ses achats en caisse, Julianna laissa son regard s’attarder sur une autre vitrine. Celle dont elle n’avait pas osé s’approcher depuis son entrée dans le magasin. L’arsenal qu’elle contenait justifiait ses parois en verre blindé. La dangerosité de la marchandise allait croissante avec leur hauteur dans la vitrine. En bas, une jolie collection de menottes. Julianna sourit en imaginant les projets des amateurs de ce type de produits. Juste au-dessus, des bombes au poivre et des bâtons de défense fixes ou télescopiques. Là, Julianna ne souriait plus du tout. Au foyer de la DDASS, elle avait aperçu les impressionnants hématomes laissés par ces saloperies maniées de main de maître par un paternel fou furieux sur la peau fine de son fils de six ans. À mi-hauteur, de drôles d’objets aux formes diverses que des étiquettes identifiaient comme des armes à impulsions électriques. Les petits ergots pointus qui les hérissaient leur donnaient un air diabolique. Sur l’étagère supérieure, des lames de taille respectable trônaient sur un présentoir tapissé de velours cramoisi. Lisses ou crantés, en métal ou en céramique, pliables, longs comme un avant-bras ou tenant entiers dans le creux d’une main… quelle que soit la qualité de leurs finitions, Julianna ne comprenait pas la fascination que ces pourvoyeurs de mort exerçaient sur certains adeptes. Enfin, sur l’étagère la plus haute, plusieurs armes de poing reposaient sur de petits chevalets en plexiglas. Certaines étaient d’un noir discret, d’autres au canon d’acier brillant. Toutes mettaient Julianna mal à l’aise. Le souvenir des ombres des BCNI brandissant leurs pistolets pour s’approcher de la baie vitrée d’Héloïse se superposa à l’image de la vitrine. Julianna frissonna. Dans quelques minutes, ces hommes seraient de nouveau face à elle. Toujours aussi armés. Toujours aussi dangereux.
— Un problème ?
Julianna sursauta. Le colosse était là, à côté d’elle. Il la fixait, inquiet.
— Euh, c’est la première fois que nous partons seules sans nos familles, balbutia Yanna. Nous craignons les mauvaises rencontres. Que conseilleriez-vous à deux jeunes femmes de 21 ans pour assurer leur protection ?
— Hum… prendre des cours express de karaté ?
— J’ai fait du sambo pendant cinq ans.
— Oh super! Ce n’est pas l’art martial le plus connu, mais sûrement un des plus efficaces.
— Si vous le dites… Je vais devoir vous croire sur parole. J’étais la plus grande du cours. Le prof me choisissait tout le temps comme cobaye pour ses démonstrations. Résultat, j’étais plus souvent incrustée dans le tatami que sur mes deux jambes. Je n’ai pas appris beaucoup de techniques, mais je peux me vanter de connaître intimement le tissage du tapis !
Le colosse rit de bon cœur. Ce petit bout de femme avait du caractère. Elle lui rappelait ses filles.
— Vous avez un budget en tête ? demanda-t-il en détaillant sa vitrine.
— La sécurité n’a pas de prix, et l’argent n’est pas un problème.
— Alors disons, un bon couteau à dissimuler sur soi, un spray au poivre et un shocker. Une sorte de taser à contact direct. Je vous conseille ce modèle. Le shocker est couplé à une lampe qui produit de forts flashes lumineux. C’est une protection deux en un. Le flash ébloui l’assaillant, ce qui le stoppe et vous laisse le temps de fuir. Si ça ne suffit pas, ou si l’agression a lieu en plein jour, une petite pression sur ce bouton déclenche la décharge électrique. En général, le simple bruit de l’arc électrique décourage l’agresseur. Pas la peine de réellement taser le gars en première intention. Après, si cette andouille persiste à vouloir jouer avec le feu, une petite pichenette dans le bas du corps et votre assaillant s’écroulera comme un pantin désarticulé. La désorientation et la perte d’équilibre vous laisseront jusqu’à cinq minutes pour déguerpir.
— Et l’agresseur ?
— Il se relèvera comme une fleur. Sans séquelle. Espérons que ça le vaccinera contre sa propre bêtise !
— Toi, tu me plais déjà, susurra Julianna en serrant fort le shocker.
La note fut salée. Heureusement, Héloïse et Julianna pouvaient compter sur un généreux mécène.
— Merci Mathieu ! songea Julianna en rangeant le peu de monnaie rendue.
L’adolescente aurait aimé garder l’argent comme preuve, mais nécessité fait loi. Elle avait tout de même caché quelques billets au chalet. Sait-on jamais ? Les BCNI y avaient peut-être laissé des empreintes.
Gentleman, le colosse aida Julianna à porter ses paquets jusqu’au Chrysler. Un instant, la jeune femme crut le voir fixer sa plaque d’immatriculation.
— Hélo a raison, se tança-t-elle. Je suis parano.
Un dernier arrêt au tabac-presse du coin pour acheter deux téléphones portables prépayés, et Julianna remonta fissa au chalet.
– 23 –
Julianna tapotait nerveusement sur le volant. Cachée derrière le grillage en bout de piste, à l’opposé de la tour, elle n’en pouvait plus d’attendre sans rien voir. Le talkie-walkie posé sur le siège passager demeurait obstinément muet, alors que l’horloge du tableau de bord indiquait déjà 10h11.
— Ils rangent chaque pièce de l’avion dans une boîte individuelle, ou quoi ?
Le jet était pourtant arrivé pile à l’heure. Julianna avait dû se boucher les oreilles quand il avait frôlé les sapins dissimulant son monospace. Un SUV sombre, frère jumeau de celui aperçu sur la vidéosurveillance de Mérignac, les avait rejoints quelques minutes plus tard. Depuis, plus aucune info. N’y tenant plus, la jeune femme aboya rageusement dans son talkie-walkie.
— Mais qu’est-ce qu’ils font, bon sang ?
— Le jet a roulé direct jusque dans le hangar, répondit la voix nasillarde de Héloïse. Je ne sais pas si les BCNI sont à bord. Jérôme a refermé la porte, puis est sorti avec les pilotes. Là, tous les trois fument en discutant avec le chauffeur du 4X4.
La meilleure amie de Julianna avait changé de perchoir pour un meilleur point de vue. Cachée entre un grand panneau publicitaire et les poubelles de la boucherie, Hélo n’avait pas la place la plus enviable. L’odeur était immonde. La jeune femme avait bien tenté de jouer sa place à pierre-papier-ciseaux, mais Julianna avait innocemment fait valoir qu’elle était la seule des deux à posséder un permis de conduire. Mince alors !
— Ils papotent tranquillou depuis tout ce temps ?! Bravo, les feignasses !
— Les pilotes racontent un truc qui les fait mourir de rire. Oh ! Ça ne va pas te plaire. Ils balancent leurs mégots par terre. À côté de la pompe à essence, les abrutis !
— Une raison de plus de leur faire ravaler leurs dents.
— Oui, ben sans moi. Avec les jumelles, j’ai un gros plan sur les dents jaunes du copilote. Je ne les toucherais pas pour tout l’or du monde.
— Beurk, c’est…
— Ça bouge ! Les BCNI ! Les BCNI sortent du hangar ! Attends, non, ils ne sont que deux. Le boss et le mètre cube. Pas trace du chauve, de maman ou Nicolas. Les gars montent dans les 4×4 avec leur chauffeur. Ça y est, ils démarrent. La voiture passe le portail, et… clignotant à droite ! Les BCNI vont passer juste devant toi.
— Nickel ! Dépêche-toi de me rejoindre !
Julianna avança prudemment le Chrysler vers la sortie du chemin de terre et pila net. Le SUV noir passa en trombe à quelques mètres de son capot. Julianna lui laissa un peu d’avance puis s’engagea à sa suite. Elle stoppa juste le temps pour Héloïse de sauter sur la place passager.
— Tu prendras une douche en rentrant, s’il te plaît, conseilla la conductrice en lançant son véhicule à la poursuite des ravisseurs.
— Oh ta bouche ! se renfrogna Héloïse en bouclant sa ceinture. Fais plutôt un truc constructif, comme par exemple, éviter de nous tuer sur cette route en lacets !
≡≡≡≡≡≡
— Je vais être malade, gémit Héloïse plus verte que blanche. Ça tourne sans cesse. Mon petit-déjeuner va faire un comeback. Et puis j’ai le vertige !
Concentrée sur l’étroite bande d’asphalte, Julianna n’osait ni répondre ni jeter un coup œil au précipice s’ouvrant à quelques touffes d’herbe de ses roues.
Leur traque durait depuis presque trois quarts d’heure. Julianna avait la sensation d’une descente interminable. Les hauts sommets alpins étaient loin dans son rétroviseur.
Finalement, le SUV noir rejoignit la départementale et longea la rive sud du Lac Léman sur plusieurs kilomètres. Au cœur du village de Saint Gingolph, le convoi improvisé stoppa net. La rue principale était engorgée de véhicules. Un gros camion frigorifique venant ravitailler un hôtel bloquait la circulation dans les deux sens. Les automobilistes, d’une patience d’ange, saluaient chaque allée et venue du chauffeur d’une salve de klaxons saupoudrée de quelques qualificatifs fleuris. Histoire d’arranger les choses, des piétons suicidaires passaient d’un commerce à l’autre en slalomant au milieu de l’embouteillage.
Pour tuer le temps et préserver ses ongles de son anxiété, Héloïse entreprit de lire tous les panneaux touristiques. Julianna apprit donc coup sur coup que le village comptait 626 habitants, qu’il pouvait s’enorgueillir de deux plages et qu’une barque lémanique y était reconstituée. Surtout, le règlement étrange d’une obscure guerre de 1569 avait fait de Saint Gingolph le plus célèbre des petits villages haut-savoyards. Parce que ni la Suisse ni la France n’avaient consenti à perdre un pouce de territoire, Saint Gingolph s’était retrouvé à cheval sur la frontière, faisant du bourg une curiosité géopolitique pour le plus grand plaisir des touristes. Un simple pont de pierres enjambant un torrent de montagne, la Morge, matérialisait la limite franco-helvétique.
— Tu avais raison, se rappela Héloïse. Le jet des BCNI a établi son camp de base à Sainte Soline pour éviter de se poser en Suisse et contourner les contrôles aériens.
— J’aurais préféré me tromper. Entre la disparition de ton père à Madère, les enlèvements en France et maintenant la Suisse, cette histoire prend une tournure trop internationale à mon goût.
La file de véhicules avançait à pas comptés. Au bout d’un quart d’heure, les jeunes femmes n’étaient même pas en vue du pont frontalier. Dans le rétroviseur du SUV, Julianna voyait les doigts du chauffeur tapoter de plus en plus furieusement sur le volant. La jeune fille aussi était nerveuse. Plus les voitures restaient statiques, plus le risque que les BCNI aperçoivent Héloïse était grand. Ce n’était pas la minuscule Twingo séparant les deux véhicules qui la dissimulerait longtemps. Julianna demanda à son amie de se cacher sous le tableau de bord, mais, trop prise par ses lectures, celle-ci ne l’écouta pas. Héloïse adorait les voyages. Cette halte touristique la rendait bizarrement enjouée, un peu brin déconnectée.
L’attente avait l’effet inverse dans le SUV. Sans crier gare, la portière avant droite s’ouvrit à la volée. Un petit homme en jeans haut de gamme, veste beige cintrée et mocassins noirs impeccables sauta sur le trottoir. S’il n’était pas grand, ses épaules valaient en revanche le coup d’œil. Tirant sur les coutures de sa veste à chaque mouvement, son imposante musculature trahissait plusieurs décennies d’haltérophilie ou de rugby… ou les deux.
— Zut, le mètre cube ! jura Julianna.
Cette apparition soudaine coupa le sifflet d’Hélo. La pipelette se réfugia comme par miracle sous le tableau de bord. L’homme réajusta son pantalon puis s’engagea dans leur direction. Julianna détourna le regard pour contempler la devanture du fleuriste à sa gauche. Le rugbyman dépassa la Twingo, s’approcha du Chrysler, jeta un regard dans l’habitacle et fronça les sourcils. Une de ses mains frôla la poignée de la portière passager alors qu’il portait l’autre à sa poche. D’un geste brusque, le « mètre cube » sortit son portefeuille et tourna sec vers le tabac-presse à leur droite.
— On a eu chaud, souffla le tableau de bord.
— Chut, retourne là-dessous ! siffla Julianna entre ses dents. Il ressort !
Yanna eut juste le temps de jeter sa veste sur les cheveux blonds d’Héloïse. Manoeuvre inutile. L’homme repassa devant le Chrysler sans le calculer, trop affairé à tirer une clope d’un de ses quatre paquets tout neufs.
— Vas-y ! Empoisonne-toi, mon coco ! Ça nous fera du travail en moins.
— Oh hé je fume moi ! ronchonna le tableau de bord.
— Oui, ben arrête avant que ça se transforme en crémation !
— C’est d’un goût…
— Celui de la nicotine, ma vieille.
— Tu as quatre mois de plus que moi.
— Et parti comme c’est, plus d’espérance de vie !
La vitre arrière du SUV s’abaissa légèrement. Assez pour que Julianna et Héloïse entendent un gracieux « Magne-toi le cul, bordel ! Ça avance enfin ! ». Yanna scruta le reflet dans la vitre. Deux yeux sombres fusillaient le « mètre cube » qui se ratatina davantage. Ni une ni deux, le désormais « demi-mètre cube » bondit à l’avant de la voiture alors que le chauffeur embrayait. Dans la précipitation, l’arrière de sa veste se souleva une fraction de seconde. Juste le temps pour Julianna d’apercevoir un holster bien garni passé dans sa ceinture. D’instinct, la jeune femme porta la main à sa poche et serra son shocker à s’en faire blanchir les articulations.
Le camion de livraison libéra son embâcle de véhicules. Le long serpent motorisé glissa sur quelques virages avant d’atteindre le pont frontalier. De l’autre côté de l’arche de pierres, un important contingent de douaniers suisses imposait un filtrage drastique à l’entrée et à la sortie de la fédération. Les gabelous helvètes venaient manifestement d’accueillir une fournée de stagiaires et faisaient du zèle. Deux par deux, un senior et un bleu contrôlaient chaque carte grise, chaque occupant, chaque coffre… Ils poussaient le vice jusqu’à passer un miroir télescopique sous les bas de caisse.
— Hélo, reprend vite ta place ! Évitons d’attirer l’attention. Sors aussi nos papiers de mon sac.
— Avec un peu de chance, les douaniers vont arrêter nos g… Ok, je n’ai rien dit !
Devant sa stagiaire abasourdie, un douanier senior laissa le tout-terrain noir passer la frontière sans ralentir. D’un geste ferme, il coupa court à la question qui se dessinait sur les lèvres de la bleuette.
— Non, mais pas les douaniers aussi ?! Flûte à la fin !
Julianna était dépitée. Jusqu’où s’étendait l’influence des BCNI ?
Le Chrysler n’eut pas droit à la même clémence. Le bras autoritaire du douanier doucha les espoirs des jeunes femmes, tandis que la stagiaire balançait un bâton à section triangulaire hérissé de piques devant leur parechoc.
— Oh la vache, on est mal, marmonna Julianna en se tassant sur son siège.
— Pourquoi ?
— Les plaques.
— Mince, j’avais oublié.
Par souci de discrétion, la veille, les jeunes filles avaient maquillé leurs plaques d’immatriculation en transformant le 9 des Deux-Sèvres en 8 et le L en U avec du ruban adhésif noir.
— Bonjour, salua la jeune douanière en toquant à la portière. Coupez le contact, s’il vous plaît. Papiers d’identité et carte grise du véhicule.
Héloïse fit passer à Julianna leurs passeports. Mais au moment de tendre la carte grise du Chrysler, celle-ci lui échappa des mains et glissa entre le siège conducteur et le levier de vitesse.
— Mince ! pesta-t-elle en plongeant à sa recherche.
La maladresse d’Héloïse fit sourire les deux douaniers. Julianna, elle, n’était pas dupe. D’où elle se trouvait, elle voyait bien son amie tâtonner partout sauf où il fallait.
— Motif de votre visite en Suisse ? demanda la stagiaire en examinant à la loupe les filigranes des passeports.
— Mon amie a rendez-vous ce matin pour son entretien d’entrée en école d’horlogerie, improvisa Julianna. Elle est un peu nerveuse. Excusez-la.
— Vous aussi, vous postulez en horlogerie?
— Ah non, désolée. Moi, ce ne sera pas le même type d’aiguilles. Je rentre en école d’infirmière.
La blague arracha un éclat de rire à la douane helvète. Julianna choisit de miser sur son capital sympathie croissant.
— Tu la trouves cette carte grise, oui ? demanda-t-elle à une Héloïse toujours très affairée. On est déjà en retard à cause de l’embouteillage.
— Oh non, ne dis pas cela. Le jury est sévère. Il va me laminer si je loupe l’heure !
Héloïse émergea d’entre les sièges, les yeux embués de larmes.
— Levé de rideau sur la grande tragédienne. Moteur. Action !
— Nous avons roulé toute la nuit. Je n’ai pas dormi. Je ne ressemble à rien pour mon entretien. Et voilà que mon avenir est foutu à cause d’un satané camion !
— Calme-toi. Je parlerai au jury. Ils…
— Psst, les filles !
La jeune douanière leur tendait leurs papiers d’identité.
— Filez vite ! Mon senior ne regarde pas. Et bonne chance pour votre entretien, mademoiselle !
Les adolescentes ne se le firent pas dire deux fois. Elles remercièrent chaleureusement la stagiaire et démarrèrent dans la seconde.
— Comme ça, tu veux devenir infirmière ? interrogea Héloïse en s’essuyant les yeux dans son étole.
— Plan C si Utopy Town périclite.
— Et le plan B ?
— Menteuse professionnelle. Je nous sens un don dans ce domaine.
— Mouaif. C’était un peu cliché, le coup de l’horlogerie en Suisse.
— Totalement, mais c’est la seule chose qui me soit venue. Maintenant, range tes larmes, mon cocker. Nous avons un 4×4 plein de salopards à rattraper.
– 24 –
Le compteur du monospace frisait dangereusement les 120 kilomètres heure. Sur cette route humide, une telle vitesse relevait de la psychiatrie. Julianna, elle, avait enterré toutes espérances de finir cette journée en possession de son permis de conduire.
— Oh le bol !
En trois syllabes, Héloïse résuma parfaitement la situation. À peine quatre ou cinq kilomètres après la sortie du bourg frontalier, le Chrysler se trouva une nouvelle fois ralenti par le camion de livraison qui continuait sa tournée, pépère. Les jeunes femmes n’étaient pas seules à se traîner derrière son pare-chocs. Le tout-terrain des BCNI avait gagné le privilège de flairer le pot d’échappement du poids lourd.
— C’est quoi déjà le slogan ? jubila Julianna en rétrogradant en troisième. Les routiers sont nos amis !
Le chauffeur du SUV avait un avis différent sur la question. Il zigzaguait fébrilement derrière le camion à la recherche d’une échappatoire. En vain. Les voitures défilaient en sens inverse, lui interdisant tout dépassement.
Un peu avant Port Valais, les BCNI bifurquèrent en direction du Pic du Grammont, laissant le poids lourd et son convoi longer le Léman. La route s’éleva rapidement, en serpentant sur les flancs de cette haute aiguille rocheuse. Si Julianna avait risqué un coup d’œil au paysage, elle aurait été saisie par la beauté du panorama. Derrière elle, l’immense étendue d’eau turquoise du lac Léman scintillait au soleil. Face à elle et de chaque côté, la météo idéale de cette journée dégageait une vue spectaculaire sur tout le massif du Valais. Les monts bleutés couverts de neige s’enchaînaient jusqu’à l’horizon.
Sous ses roues, la situation était moins reluisante. La largeur de la chaussée semblait inversement proportionnelle à l’altitude. Tout comme son état. La voie s’était réduite au point de n’être plus qu’un chemin à peine plus large que le monospace et vaguement recouvert d’un vieux macadam fissuré. Enserré entre une paroi abrupte côté conducteur et un à-pic vertigineux côté passager, le raidillon ne laissait aucune marge d’erreur.
— Va moins vite ! supplia Héloïse, cramponnée à la poignée intérieure.
— Moins vite, c’est la marche arrière.
Difficulté supplémentaire : ne pas perdre le SUV. Depuis longtemps déjà, plus aucun véhicule n’était venu s’intercaler entre le 4×4 noir et le monospace des deux amies. Elles avaient donc dû laisser une distance de sécurité considérable entre eux pour poursuivre discrètement leur filature.
Au détour d’une longue épingle à cheveux, le Chrysler déboucha sur un replat. Un répit salutaire pour les bras crispés de Julianna. Devant, la route amorçait une descente sinueuse vers une forêt de conifères. Entre cette dernière et le monospace, rien. Juste le chemin verglacé et des prairies enneigées de part et d’autre.
— Ils sont où ? paniqua Héloïse en sortant ses jumelles.
Les BCNI s’étaient volatilisés. Leur véhicule était taillé pour les terrains accidentés, et leur chauffeur expérimenté. Il filait dans les montagnes comme sur une autoroute. Tant et si bien que les BCNI les avaient semées une bonne fois pour toutes.
— Ils ne peuvent pas être loin, tempéra Julianna. Il n’y a qu’une seule route. Si les BCNI avaient coupé à travers champs, nous verrions leurs traces dans la neige. Poussons jusqu’à la forêt. Si nous ne les retrouvons pas, nous ferons demi-tour pour fouiller le jet. Ça marche ?
Héloïse opina en silence, trop occupée à scruter les alentours. Ici, les jeunes femmes étaient exposées, totalement à découvert. Si les BCNI étaient embusqués dans les parages, ils se feraient une joie de les tirer comme des lapins.
Julianna engagea prudemment son monospace dans la pente. Les plaques de verglas craquaient sous leur poids. Virage à droite, virage à gauche, nouveau virage à droite… La direction assistée donnait tout son potentiel. Après mûre réflexion, Julianna préférait les montées. Ses biceps et le frein moteur aussi.
— Pourquoi je n’ai pas mis les chaînes, bon sang ?! maugréa la conductrice.
À mi-parcours, les roues arrières commencèrent à chasser. L’essieu avant patina et se bloqua dans une ornière. Emporté par ses deux tonnes, le Chrysler partit en tête-à-queue. D’un coup de volant, Julianna sortit son pneu du trou. Le véhicule glissa en marche arrière sur une dizaine de mètres. Il prenait de la vitesse et les sapins se rapprochaient dangereusement. Avisant un court faux-plat, Julianna tenta le tout pour le tout. Quart de tour de volant sur la gauche. Frein à main. Tête-à-queue presque complet. Contre-braquage. Le monospace se rétablit dans le sens de la marche. Ça ne l’empêcha pas d’arriver en bas en crabe, le rétro à un cheveu d’un gros tronc.
— Ça va ? Tu n’as rien ? s’enquit Yanna en se tournant vers sa meilleure amie.
Héloïse était livide, les ongles enfoncés dans la poignée.
— Punaise, on a eu chaud, finit-elle par articuler.
— Froid, tu veux dire.
Une sueur glacée tétanisait le dos de Julianna.
— Nouveau plan D si Utopy Town périclite. Postuler chez Rémy Julienne.
— Les aiguilles, bredouilla Héloïse.
— L’école d’infirmière, c’était une vanne, Hélo.
— Non, là. Regarde.
Héloïse pointait l’orée de la forêt.
— Les aiguilles de sapins ont été fraîchement écrasées. Les BCNI sont passés par ici.
Après une manoeuvre au millimètre pour se remettre dans le droit chemin, Julianna et Héloïse pénètrèrent dans la forêt. La lumière filtrait à peine entre les branchages. Les minces rayons qui s’y aventuraient se réverbéraient sur la neige accumulée au pied des troncs et éclairaient les frondaisons par en dessous. L’ensemble donnait une ambiance d’entame de film d’horreur qui plaisait moyennement à Julianna, peu adepte du genre.
Sur le sol, deux longs sillons matérialisaient l’itinéraire des BCNI. Ils n’étaient pas les seuls à emprunter ce chemin. Le monospace cahotait dans les profondes crevasses glacées laissées par des engins de débardage. À mesure qu’elles s’enfonçaient dans la forêt, les traces des BCNI devenaient de plus en plus ténues. Les pneus peinaient à mordre le mélange de neige, de terre et d’aiguilles de sapin compacté par les camions.
— Stop ! s’écria Héloïse. J’ai vu quelque chose.
La conductrice pila, puis coupa le contact. Julianna et Héloïse, leurs solides chaussures de randonnée aux pieds, débarquèrent sans un bruit. Courbées en deux derrière les monticules de neige, les jeunes femmes s’avancèrent de quelques pas. Héloïse avait le coup d’oeil. Les branches affaissées sous le poids de la neige masquaient l’entrée d’une minuscule piste forestière. À environ une centaine de mètres des jeunes femmes, un filet de lumière se reflétait sur le phare rouge d’une voiture. Héloïse ressortit ses jumelles. Tout était immobile autour du SUV. Le moteur était éteint. Pas de voix. Aucune forme humaine tapie dans l’ombre. Les BCNI avaient-ils abandonné leur monture ? Difficile à déterminer. Les vitres teintées ne laissaient rien deviner de l’habitacle.
Les deux amies se regardèrent, perplexes. Que faire ? S’approcher au risque de se jeter dans la gueule du loup ? Ou attendre, et laisser aux BCNI le loisir de s’évaporer une nouvelle fois dans la nature ?
— Je vais jeter un oeil, trancha Julianna. Toi, reste ici. À la moindre alerte, tu décampes.
Julianna prit une grande inspiration, son courage dans une main et son shocker dans l’autre, puis elle se risqua près du SUV. Yanna avançait la tête rentrée dans les épaules et les genoux fléchis, prête à faire demi-tour fissa. Malgré toute la délicatesse qu’elle y mettait, la neige crissait sous ses crampons. Julianna aurait aimé se rapprocher des arbres pour s’y abriter en cas d’attaque, mais elle s’enfonçait jusqu’aux cuisses dans l’épais mateau neigeux à leurs pieds.
À une vingtaine de mètres de sa cible, Julianna fit une pause. Accroupie derrière une souche rongée par les cancrelats, elle dégaina ses jumelles. La jeune fille détestait ces machins. Elle n’arrivait jamais à faire le point pour ses deux yeux en même temps. Plutôt que de loucher, elle ferma un oeil. Moins pratique, mais plus net. L’adolescente passa en revue chaque centimètre carré. Rien n’avait bougé du côté du tout-terrain. Julianna s’attarda sur les fenêtres. Son sang se figea illico dans ses veines. Des silhouettes se dessinaient derrière les vitres teintées. Larges, impressionnantes et immobiles. Les sièges ? Non, trop hautes. Des rideaux ? Julianna n’en avait jamais vu avec un cou et des épaules.
La jeune femme hésita entre la peur qui lui tenaillait le ventre et l’envie d’en découdre. Si elle avançait encore, les BCNI ne pourraient pas la louper. Comme une vache maraîchine au milieu d’un couloir de ski.
— Rho et puis zut !
Julianna n’y tint plus. Quitte à se faire plomber, autant tabler sur l’effet de surprise. Yanna se rua sur la poignée du coffre et l’ouvrit en grand. Elle braqua la lampe stroboscopique du shocker à l’intérieur, espérant éblouir les occupants. Ou leurs fantômes. L’habitacle était désert. Les vagues silhouettes aperçues plus tôt se révélèrent être des cintres. Les BCNI y avaient pendu leurs tenues de ville. Loin d’être partis batifoler dans la nature à poil, les petits malins avaient troqué costumes en sergé de laine pour pulls à cols roulés, pantalons de montagne et grosses doudounes. C’était ce que laissaient deviner les étiquettes arrachées à la va-vite et fourrées dans le cendrier, ainsi que les trois boîtes de bottes taille yéti.
Julianna appella Héloïse. Ensemble, elles firent le tour du 4X4. Clés sur le contact. Pas de carte grise dans la boîte à gant. Personne n’avait eu le bon goût d’oublier son portefeuille dans sa veste. Rien de nominatif nulle part. Seule bonne nouvelle, le capot était tiède. Les BCNI n’avaient pas quitté les lieux depuis longtemps. Leur SUV étant garé dans un cul-de-sac, ils avaient dû continuer leur périple à pattes.
Julianna suivit les traces de semelles dans la poudreuse. Les empreintes des BCNI menaient droit au bord de la falaise. La jeune femme exclut d’emblée l’hypothèse du suicide collectif. Même si la perspective de se débarrasser définitivement de ces vermines était tentante, ça ne semblait pas le genre de la maison. Et puis ça n’aurait pas arrangé les affaires des deux amies.
— Eh regarde, pointa Héloïse. La piste disparaît derrière ce gros rocher.
Définitivement, Héloïse était croisée Saint-Hubert. Elle débusquait les disparus à coup sûr.
— Attends-moi une minute, temporisa Julianna qui rechignait à foncer tête baissée. Tu fais le guet pendant que je mets les chaînes du Chrysler. S’il faut déguerpir en vitesse, autant ne pas se tuer en s’adonnant au hors piste.
Julianna équipa les roues avant de son bolide en moins de cinq minutes. L’entraînement de la veille payait. La jeune femme cacha ensuite son monospace en lisière de forêt, avant de rejoindre Héloïse, les bras chargés de leurs sacs à dos.
— Allons-y.
– 25 –
Prudemment, Julianna et Héloïse contournèrent le rocher. Une volée de marches mal dégrossies descendait en un demi-colimaçon le long de la falaise. Cinq ou six mètres plus bas, les deux amies découvrirent une cavité naturelle retaillée par la main de l’homme.
— Un passage de contrebandiers, chuchota Julianna.
L’érosion avait entamé le granit, créant un abri sous roche à peine plus haut qu’une personne debout. Des petits futés s’étaient ensuite échinés à la pioche pour en prolonger le tracé. Tout au bout, la roche trop dure n’avait laissé d’autre choix que le percement d’un tunnel. Le boyau sombre opérait un quart de tour avant de déboucher de l’autre côté de la montagne.
Les yeux de Julianna et Héloïse plissèrent face à la lumière vive de l’adret. Mieux valait perdre quelques secondes à s’y habituer plutôt que de s’aventurer à l’aveugle. Devant les deux amies, la piste était mauvaise et glissante. Les piétinements des BCNI avaient tassé la neige, transformant le chemin en vraie patinoire. Au moindre ripage, c’était le vol plané mortel au fond du ravin. Accrochées l’une à l’autre comme si leur vie en dépendait (ce qui était le cas), les jeunes filles serpentèrent le long de la paroi nue avant de rattraper un layon qui s’enfonçait sous les sapins. Après quelques virages supplémentaires, des voix leur parvinrent en rebondissant entre les arbres. Les jeunes femmes risquèrent un œil avant de s’engager dans le prochain tournant.
Le trio de salopards était là. Emmitoufflés dans leurs doudounes, ils marchaient lentement pour ne pas déraper. Le “mètre cube” avançait en oscillant d’une jambe sur l’autre, déséquilibré par les lourds sacs de victuailles qu’il transportait. Le chauffeur l’avait jouée plus fine. Il se contentait de traîner des vêtements chauds roulés dans un gros fourre-tout. Et puis, il y avait le boss. Lui ne portait rien. Il cheminait devant, en majesté. Julianna l’apercevait pour la première fois. Longiligne comme les sapins qui l’entouraient, l’homme se déplaçait rapidement, presque sans bruit. Ses mouvements avaient la souplesse d’un félin. La parka masquait mal une musculature sèche, fruit d’un entraînement intransigeant. C’était un guerrier. Pas de doute là-dessus. Plus encore, Julianna fut saisie par sa grande beauté. Son visage d’ébène conjuguait des traits d’une exquise finesse à la rudesse d’une ossature anguleuse. Ses yeux, sombres et ourlés de longs cils, brillaient de l’acuité d’un prédateur à l’affût. Sa bouche, elle, affichait le rictus carnassier de l’homme pressé qui en a marre de se fader deux boulets. L’ensemble donnait un paradoxe fascinant.
— Merda ! lâcha le “mètre cube”, les fesses dans la neige.
Verglas 1 – Sous-fifre 0. Les boîtes de nourriture s’étalaient tout autour de lui.
— Debout et ramasse, corno, claqua la voix du boss.
Le “mètre cube” portugais rassembla ses courses en un temps record, puis le groupe reprit sa progression. Ils se dirigeaient vers une clairière. Une petite étable d’alpages se tapissait dans la trouée de sapins. Son corps de bâti, en pierres grises, formait un L. D’un côté, une grange accolée à un préau. De l’autre, le logis des bergers. La partie habitable n’était pas très grande. Deux ou trois pièces tout au plus, à en juger par le nombre de fenêtres. Sous le préau, une bâche mal arrimée laissait deviner une quantité respectable de bûches et deux quads chenillés version mastodontes. Tout autour des bâtiments, le manteau neigeux avait été travaillé pour former un mur. Les toits enneigés s’appuyaient contre la pente de la montagne si bien qu’on ne savait où finissait l’une et où commençaient les autres. Le vent, fort à cette altitude, balayait la fumée de cheminée à l’horizontale. D’aucuns auraient été bien en peine de distinguer la maisonnette depuis l’autre côté du rideau d’arbres.
Julianna poussa le coude d’Héloïse. Elles ne devaient pas rester ici. Le maigre couvert végétal ne les dissimulait pas du tout. Chacune à son tour, les jeunes femmes traversèrent le chemin emprunté par les BCNI pendant que l’autre gardait ces messieurs à l’œil. Elles s’enfoncèrent ensuite discrètement dans la forêt. Hors des sentiers battus, leurs vêtements foncés se fondaient dans le paysage. Après avoir remonté la pente sur une vingtaine de mètres, les deux amies contournèrent la clairière par le haut. Ici, à l’abri du soleil, le manteau neigeux restait épais de presque quatre-vingt centimètres malgré le printemps bien avancé. Profitant de cet avantage, Julianna et Héloïse poussèrent leurs sacs à dos devant elles en guise de dameuse, et rampèrent jusqu’à une palissade de troncs bruts, manifestement montée là pour protéger l’étable des éboulements. Les jeunes femmes étaient trempées et frigorifiées. Leurs doigts, nez et orteils n’étaient plus que de vagues souvenirs. Mais peu leur importait. Ce qui se jouait sous leurs yeux retenait toute leur attention.
Un homme élancé, fin comme un cure-dent, sortit de la fermette pour venir à la rencontre de son patron. Sous sa manche, bombait un épais bandage au poignet.
— Le « chauve », identifièrent Julianna et Héloïse, malgré le bonnet de l’homme.
— Tu expérimentes le look baroudeur ? interrogea le chef des BCNI en haussant un sourcil devant la barbe de trois jours de son collègue.
— C’est ce foutu gamin, jura l’intéressé. Ce petit con a envoyé valdinguer ma valise. Mon rasoir est en miettes.
Le boss sourit en coin. Il en fallait beaucoup pour énerver son acolyte. Pourtant, quarante-huit heures de babysitting avaient suffit à ce mioche pour le mettre en boule.
— Barbe et étable ? murmura Julianna à Héloïse. Ça se précise. Ce sont bien les Inconnus, mais dans les Rois Mages.
Héloïse s’illumina à l’évocation de son film préféré. Cette similitude titilla l’imagination de Julianna. Les deux amies ne pouvaient pas nommer indéfiniment leurs adversaires selon une vague description physique.
— Le boss, avec ses allures de milord, il a une tête à s’appeler Melchior, évalua Yanna. Le « mètre cube », ce sera Balthazar le balèze, et le « chauve » Gaspard. Qu’est-ce-que tu en dis ?
— Ok, fit signe Héloïse.
Le chef, nouvellement baptisé Melchior, reprit la parole.
— Sa mère aussi nous donne du fil à retordre. J’espérais qu’en la séparant de son gosse elle se mettrait à table, mais non. Elle n’a pas pipé mot depuis qu’on a atterrit là-bas. Pourtant, je vois dans ses yeux qu’elle sait où son mari l’a planqué.
— Et la fille ?
— La jeune ? Elle n’est pas au courant de nos arrangements avec ses parents. J’en suis persuadé. Tu as vu comme elle a réagi en découvrant le saccage de sa maison.
— Tu fais vraiment confiance à la petite pour retrouver ce que son père nous a volé ? interrogea le « mètre cube » Balthazar en tendant ses sacs de provisions au chauve.
— Avec un peu de chance, elle mettra la main dessus, mais je ne crois pas aux miracles. J’espère surtout que Guimarães va essayer d’entrer en contact avec elle. Sa fille le fera parler.
— Et si ça ne fonctionne pas ? questionna le « chauve » Gaspard, pas des plus optimistes.
— Il faudra bien. Guimarães s’est volatilisé dès qu’il a compris que sa combine ne prenait pas. Depuis, nous avons cherché partout. L’hôtel, leur maison, les bagages… Rien. Or, je suis sûr qu’il l’a planqué sous notre nez. J’ai examiné toutes nos alternatives. Se servir de sa fille comme d’appât est notre meilleure option.
— Si elle n’a pas prévenu les flics d’ici là.
— Tu as raison. Cette affaire doit impérativement aboutir avant mercredi soir. Ça s’impatiente en haut lieu.
Melchior écarta son gant de cuir pour regarder sa montre.
— Midi passé, soupira-t-il. Amène-moi le gosse. Je vais remettre un coup de pression à sa sœur.
— Mais il vient de s’endormir, gémit Gaspard.
Le regard implacable de son patron doucha ses espérances. C’était repartit pour des heures d’emmerdements. Gaspard souffla bruyamment.
— Punaise, c’est sa sœur qu’on aurait dû capturer, grommela-t-il en s’engouffrant de mauvaise grâce dans la maisonnette, suivi du chauffeur et de Balthazar. Vous auriez senti ça pendant la planque devant chez eux. La petite est une super cuisinière. Un vrai cordon bleu. Pas comme l’infâme bouffe en boîte que Sylvain nous a ramenée.
Le chauffeur releva la pique en affichant son maximum de dédain. Julianna se tourna vers sa meilleure amie. Héloïse rougissait malgré elle au compliment !
— Ne te plains pas, tempéra Balthazar en refermant la porte. La pire, c’est la bonne femme. Bon sang, non mais tu as vu l’hystérique ? Cette saleté a voulu me mettre un coup de boule ! Heureusement, le patron lui a retourné une gifle. Ça l’a séchée direct. Maintenant, elle ne bouge plus de son coin.
Cette fois, Héloïse ne rougissait plus du tout. C’était même tout l’inverse. Blême de rage, elle serrait les poings, prête à se jeter sur les quatre hommes. Julianna la retint fermement par le poignet jusqu’à ce qu’elle se calme.
Melchior mit à profit ce temps pour farfouiller dans la poche intérieure de sa doudoune, et en ressortir un téléphone satellite. Il déplia l’antenne, puis se mit à tourner autour de l’étable, à la recherche de réseau.
— Mince ! s’écria Julianna en sautant sur le sac à dos d’Héloïse. Le boss essaie de t’appeler. Il va entendre la sonnerie.
Julianna se maudit. Elle aurait dû s’attendre à ce genre d’incident. Ça faisait plus de 36 heures que les BCNI n’avaient pas pris contact avec Héloïse.
La languette de la fermeture Éclair du sac glissait entre les doigts de la jeune femme. D’un coup de dents, Julianna arracha son gant droit et fit descendre le zip. L’adolescente avait l’impression que chaque cran résonnait dans toute la clairière.
— Grouille, Yanna ! Melchior compose un numéro.
— Je fais ce que je peux, répondit Julianna en attrapant leur portable. Sonnerie, vibreur… Bon sang, où est le mode silencieux sur cet engin ? Ah, voilà !
Enfin, l’icône du haut-parleur barré apparue sur l’écran, aussitôt remplacée par “Appel entrant”.
— Décroche, vite ! intima Julianna en collant d’office le téléphone dans la main de son amie.
— Non, toi !
— Rho, ne recommence pas ! Et parle tout bas. Le boss regarde par ici.
— Allô, glissa Héloïse d’une toute petite voix en appuyant sur le bouton vert.
— Tu as encore été longue à répondre, gronda Melchior sans préambule.
— Gagne du temps, articula silencieusement Julianna.
— Je vous entends très mal. À peine un mot sur deux.
Melchior se déplaça à la recherche d’un meilleur signal. Il essaya près du chemin forestier. Essai non conluant. Proche de la grange. Pas mieux. Le boss gagna finalement une barre de réseau sous le préau. Il s’adossa à la pile de bûches.
— Tu m’entends maintenant ? reprit-il en repoussant d’un coup de botte la hache qui l’empêchait de poser son pied sur un billot.
— Oui, la communication est meilleure, répondit doucement Héloïse.
— Pourquoi chuchotes-tu ? Tu n’es pas seule ?
La situation était mal engagée. Comment sortir de cette chausse-trape ?
— Qu’est-ce qu’a dit Gaspard à l’instant ? réfléchit Julianna, le cerveau ralenti par l’altitude. Les BCNI ont planqué devant chez les Guimarães avant de passer à l’attaque. Ils connaissent donc les habitudes de la maison.
Julianna se pencha vers sa meilleure amie.
— La voisine, susurra-t-elle à son oreille.
— La voisine ! répéta Héloïse dans le combiné. La mamie d’en face vient de débarquer à l’improviste. Elle fait ça souvent.
C’était vrai. La petite grand-mère qui habitait près de chez Héloïse trouvait régulièrement un prétexte pour venir discuter entre filles. Les conversations de son mari ne tournaient qu’autour de la pêche, de la politique ou des faits divers scabreux. Madame Eliott n’étant interressée ni par les truites, ni par les requins, ni par les maquereaux, le temps lui durait.
— Elle est dans la cuisine, continua Héloïse. Mais rassurez-vous, Madame Eliott n’a pas vu les dégâts. J’ai tout rangé.
— Où en sont tes recherches ?
Héloïse leva un pouce victorieux vers Julianna. Melchior avait gobé le bobard, l’hameçon avec. Décidement, les deux amies devenaient douées au jeu du poker menteur.
— Je n’ai rien trouvé, admit Hélo. Je crois qu’il manque certains dossiers. Est-ce ce que vous cherchez ?
— Non. C’est moi qui ai ces documents. Il faut d’ailleurs que je discute de leur contenu avec ton père. A-t-il pris contact avec toi ?
— Non. Papa ne répond pas au téléphone, et personne ne l’a vu à l’hôtel.
Héloïse préférait jouer cartes sur table plutôt que de s’emmeler dans des mensonges supplémentaires. Sa franchise sembla plaire à Melchior.
— Quand lui as-tu parlé pour la dernière fois ?
— Mercredi soir. Maman m’a téléphoné pour m’indiquer à quelle heure arrivait son vol, puis elle me l’a passé.
— Que t’a dit Gérard ?
— Rien de particulier. Juste “bonjour” et “on se verra après les deux semaines de vacances scolaires”. Rien de plus.
La porte de la fermette grinça.
— Je me suis dit que tu voudrais parler à ton frère, annonça Melchior en passant du coq à l’âne.
Un puissant rugissement jaillit de la maisonnette.
— Oh mais tu vas la fermer, bordel ! Et après ma mère me demande pourquoi je n’ai pas de gosses !
Le chauve éjecta Nicolas de l’étable. Ce dernier vola sur quatre mètres avant d’opérer un volte-face quasiment à l’horizontale, bras tendus façon Superman. Les ravisseurs avaient noué une grosse corde autour des poignets de Nicolas. Gaspard poussa le frère d’Héloïse vers Melchior, puis tira sur la laisse improvisée quand le garçon partit du mauvais côté. Le pauvre adolescent était traité comme un bilboquet humain.
Julianna remarqua que Gaspard tenait son bout de corde de la main gauche.
— Et voilà notre gaucher pourfendeur de coussins de canapé.
— Nicolas ! s’écria Hélo, au comble de la joie.
— Quel enthousiasme ! railla Melchior devant tant d’emballement.
Héloïse ne semblait pas voir à quel point son frère était marqué par sa détention. Lui, qui arborait habituellement le teint mat hérité du côté portugais de la famille, était plus pâle que jamais. Un filet de sang avait coulé du coin de sa lèvre explosée, et maculait le col de son sweat. Ses yeux cernés et rougis de larmes trahissaient de longues journées d’angoisse.
— Viens, gamin, dit paternellement Melchior en attirant Nicolas près de lui. Passe un petit bonjour à ta sœur chérie.
— Bon… bonjour Héloïse, bégaya Nicolas dans le combiné.
— Nico ! Tu vas bien ? Ne t’inquiète pas. Je vais vite te sortir de…
— Trêve d’effusions, coupa Melchior. Mon grand, dis à ta soeurette qu’il lui reste à peine plus de 35 heures pour s’acquitter de sa mission. Comment fais-tu 35 avec tes doigts ? Un 3 et un 5. Montre-moi, mon grand.
Tremblant de la tête aux pieds, Nicolas s’exécuta. Il montra d’un côté trois doigts et de l’autre cinq. Melchior lui saisit alors violemment les mains, et les plaqua sur le billot de bois. Il écrasa ensuite les poignets de Nicolas avec son pied. Gaspard fila un coup de pied derrière les jambes de l’adolescent, puis enfonça ses grosses paluches dans ses clavicules pour le maintenir à genoux. Baltazard rejoignit ses comparses et posa sa parka sur un quad. Il fit rouler ses imposantes épaules, se campa solidement sur ses jambes, puis brandit la hache au-dessus des doigts de Nicolas.
— NON, hurlèrent en même temps Héloïse et son frère.
Melchior releva vivement la tête. Il avait entendu Hélo. Julianna incrusta littéralement son amie au fond de leur tranchée de neige. Le boss porta la main à son holster de ceinture et braqua son pistolet vers le chemin forestier.
— “Non” quoi ? grinça-t-il au téléphone.
Melchior tournait sur lui-même en scannant les alentours, l’oreille aux aguets.
— Non, ne faites pas de mal à mon frère.
— Qui t’a dit que nous allions lui faire du mal ?
— Le ton de votre voix, inventa Héloïse. Et… et Nicolas a crié.
Les deux acolytes de Melchior n’avaient pas bougé d’un iota. Ils regardaient leur patron, interloqués.
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda Balthazar, la hache toujours en lévitation au-dessus de sa tête.
— J’ai entendu une voix. Toute proche. Pas vous ?
— Non rien, patron, répondit Gaspard en retenant Nicolas qui se débattait comme un beau diable.
— Moi non plus, renchérit Balthazar. Juste le môme qui braillait.
Plus si sûr de lui, Melchior rengaina son arme et reprit sa place sous le préau. Son regard ne lâchait pas les abords de la fermette.
— Bon, ma jolie, siffla le boss entre ses machoîres crispées, je vais te résumer la situation. Prends des notes car je ne le répèterai pas. Tu me trouves ton connard de paternel et ce qu’il a eu la mauvaise idée de nous voler avant demain minuit. Passé ce délai, je débiterai ton frère en morceaux au rythme d’un membre par heure. Tout doucement. Articulation par articulation. Je prendrai un plaisir infini à faire durer son agonie. Ton frère sentira la vie lui échapper à chaque entaille, chaque os brisé, chaque goutte de sang perdue. Il va mettre des heures à crever dans d’atroces souffrances. Tout ça parce que son idiote de sœur l’aura abandonné. Ensuite, ce sera le tour de ta mère. Peut-être même que je m’amuserai avec elle avant. Il ne faudrait pas gâcher une si belle femme. Après ça, comme je te l’ai déjà expliqué, je te renverrai leurs corps par La Poste. En tout petits colis. Et quand tu auras fini de les reconstituer, je te réserverai le même sort. Tu pourras fuir aussi loin que tu veux, je te retrouverai et je te débiterai en cubes. Puis, je terminerai par ce salaud de Gérard. Je lui montrerai sa famille en kit par sa faute, et je le jeterai du haut des falaises de Madère pour qu’il s’empale sur les rochers. C’est un programme réjouissant, non ? Tu ne m’en crois pas capable ?
— Si, je vous crois. Je vous le jure. Je ferai tout ce…
— Hum, je sens que tu doutes de ma détermination. Demandons l’avis de ton fragin. Dis-moi, gamin, tu veux une démonstration ?
Melchior se pencha vers Nicolas, lui tira les cheveux en arrière pour relever sa tête, et adressa un signe du menton à Balthazar. La hache s’abattit en un souffle. Nicolas poussa un hurlement déchirant qui roula jusqu’au fond de la vallée, puis revint en écho transpercer les cœurs glacés d’effroi de Julianna et Héloïse. Les deux amies avaient fermé les yeux pour ne pas assister à cette atrocité.
Pendant un moment, plus personne ne bougea. Le silence envahit peu à peu la clairière, à mesure que l’écho avalait le cri de Nicolas.
Puis, Julianna perçut un bruit étrange. Comme le gloussement d’un dindon asthmatique. Puis un autre. Et enfin un troisième. Le son s’amplifia. Le gloussement se mua en ricanements, jusqu’à ce que trois rires gras s’échappent du préau.
Bien que l’idée la répugnât, Julianna entrouvrit les paupières. En bas, les BCNI étaient hilares. Nicolas, lui, gisait affaissé sur le billot, évanoui. La hache s’était fichée profondément dans le bois. Mais aucune trace de sang. Balthazar avait visé pile entre les deux mains de Nicolas. La lame n’avait fait qu’effleurer la peau de l’adolescent.
— Tu es toujours là, ma jolie ?
— Hum hum.
Les yeux toujours clos et le cœur au bord des lèvres, Héloïse n’arrivait plus à parler.
— 35 heures. Pas une seconde de plus. Je te rappelerai demain à minuit. Ne me déçois pas. Ou plutôt, ne déçois pas ton frère.
Sur cet ultimatum, Melchior coupa la communication.
Des larmes coulaient sur les joues d’Héloïse. Des vraies cette fois-ci, pas des larmes de crocodile. Julianna lui donna un petit coup de coude.
— Regarde, murmura-t-elle.
— Non. Je ne peux pas.
— Mais, si, vas-y. Nicolas est indemne. C’était un simulacre. Il est juste tombé dans les pommes.
Héloïse émergea enfin. Devant son frère inerte que Gaspard et Balthazar traînaient sans ménagement jusqu’à l’intérieur de la maisonnette, ses pupilles se mirent à briller d’une flamme féroce que Julianna ne lui connaissait pas. La jeune femme eut juste le temps de ceinturer sa meilleure amie avant que celle-ci ne se rue sur les monstres qui martyrisaient Nicolas.
— Arrête ! Ils vont nous massacrer.
— File-moi le couteau, ordonna Héloïse en se tortillant pour se défaire de l’étreinte de Julianna. Toi, utilise ton shocker.
— À travers leurs doudounes ? Impossible. Je dois toucher la peau des BCNI pour les électriser. Je ne peux même pas m’approcher d’eux. Le manche de leur hache est plus long que mon bras. Et puis, je commence par lequel pendant que les deux autres nous transforment en passoire ? Non, nous ne pouvons pas intervenir maintenant. Sans préparation, nous courons à la catastrophe.
En bas, tous les BCNI avaient rejoint la chaleur de la fermette. Une odeur de plat mijoté annonçait leur passage à table.
— Il ne se passera rien de plus aujourd’hui, conclut Julianna. Viens. Rentrons. Maintenant que nous avons localisé leur planque, nous pouvons élaborer un plan d’attaque.
— Mais…
— Il nous faut aussi déguerpir d’ici avant que les BCNI ne rejoignent leur véhicule. S’ils aperçoivent le Chrysler, nous sommes cuites.
Héloïse aurait bien aimé continuer à observer les BCNI quelques heures de plus, et surtout rester près de son frère, mais il fallait se rendre à la raison. Suivant Julianna comme un automate, la jeune femme rampa vers la lisière des bois, réajusta son sac de randonnée trempé sur son dos, et refit le chemin inverse jusqu’au passage de contrebandiers.
Là-haut, le SUV des BCNI n’avait pas bougé. Du givre commençait à grignoter son pare-brise. Voir le véhicule abandonné, ouvert à la merci de tout un chacun, réveilla le petit démon qui sommeillait en Julianna. La jeune femme appuya sur le verrouillage centralisé des portières, et claqua ces dernières.
— La clé est sur le contact, expliqua Julianna à son amie. Ça leur fera les pieds à ces pouritures !
– 26 –
Au bout de l’étroite piste de sable, Cyril rangea son tout-terrain kaki derrière son homologue floqué aux couleurs de la Gendarmerie.
— Bonjour mon Lieutenant, l’accueillit le major avec un rapide garde-à-vous suivi d’une franche poignée de main. La prévôté nous a averti de votre venue.
Si le salut avait été courtois et amical, le teint blafard du sous-officier trahissait le malaise ambiant.
— C’est par ici, lieutenant. Attention, on s’enfonce facilement dans ce coin.
Cyril suivit son guide à travers l’étendue marécageuse du Teich qui serpentait au fond du bassin d’Arcachon. Les Rangers hautes étaient effectivement de bon ton. Les eaux saumâtres de la lagune imbibaient les sols et formaient çà et là des sables mouvants. Après quelques minutes de marche entre les colonies d’oiseaux, Cyril distingua un groupe de gendarmes au milieu des arbres. Deux femmes, entièrement revêtues de combinaisons blanches, s’affairaient autour d’un trou. Autour, leurs collègues inspectaient les fourrés.
Le major et Cyril s’arrêtèrent à bonne distance pour ne pas polluer la scène avant que les techniciennes en identification criminelle aient fini leurs relevés.
— Ce sont des gardes de la réserve qui l’ont trouvé. Ils ont vu une nuée d’oiseaux au comportement inhabituel. En s’approchant, les gars ont aperçu le corps. Ce n’est pas beau à voir. Les animaux sont passés avant nous. Le visage est dans un sale état. C’est à peine si on a reconnu l’homme sur votre avis de recherche.
Cyril resta silencieux. L’odeur du cadavre en décomposition lui retournait l’estomac. Ce n’était pas la première fois qu’il était confronté à la mort. Les théâtres de guerres où avait été déployé le lieutenant des forces spéciales lui avaient réservé leur lot d’horreurs. Il y était malheureusement accoutumé. Mais l’odeur âcre des chairs nécrosées, c’était autre chose. Jamais personne ne s’y habituait.
— Le légiste a fait la levée de corps et a programmé l’autopsie pour lundi après-midi. Lui, la substitut du procureur et le greffier sont déjà repartis. Leur permanence est chargée, précisa le gendarme comme s’il avait besoin d’excuser un appareil judiciaire au bord de l’implosion sous la charge de travail. On attend les pompes funèbres. Ils se sont perdus en venant.
— C’est bon, vous pouvez approcher, leur cria une des techniciennes.
À contre cœur, Cyril emboîta le pas du major. L’un comme l’autre se penchèrent timidement vers la fosse. Un visage à peine humain fixait le ciel de ses orbites vides. Il était déchiqueté par les coups de becs.
— Les animaux commencent toujours par les yeux. C’est la partie la plus tendre, commenta placidement la technicienne. Est-ce votre homme ?
— Affirmatif, c’est Frédéric Pougnard, confirma Cyril en plaquant sa main sur son nez. Les causes de la mort ?
— Un coup violent porté à la base du crâne avec un objet lourd. Net et radical.
Joignant le geste parole, les deux techniciennes descendirent dans la fosse et retournèrent avec précaution l’imposant corps du chef de la sécurité. Une profonde embarrure défonçait l’occiput du cadavre.
— Regardez. Ces marques correspondent aux extrémités de la clé démonte-pneu retrouvée à quelques mètres de ce côté, précisa le major en désignant les abords du sentier par lequel ils étaient arrivés. Il y a ce qui ressemble à de la matière grise sur l’objet et le sol. C’est donc là qu’il a été assassiné.
— Charmant, commenta Cyril avec dégoût. Une exécution en bonne et due forme. Ces salauds éliminent les témoins.
— Vous savez qui lui a fait ça ?
— Des professionnels. Notre victime était chef de la sécurité à l’aéroport de Mérignac. Il est soupçonné de complicité dans l’enlèvement d’une femme jeudi soir. Deux adolescentes ont également disparu.
Un silence gêné s’installa. Le militaire sentait peser sur lui les regards suspicieux de l’assistance. Les gendarmes se demandaient légitimement pourquoi personne ne les avait informé d’une triple disparition. D’autant plus qu’elle était maintenant liée au meurtre d’une personne occupant des fonctions sensibles.
Cyril aurait aimé en dire plus aux enquêteurs, mais ses ordres étaient clairs. Tant que ses supérieurs n’avaient pas identifié qui bloquait la remontée d’informations depuis l’épisode de l’aéroport de Mérignac, il devait élucider cette affaire en travaillant sous les radars. Seule une diffusion discrète de l’avis de recherche lui avait été accordée.
— D’autres traces ont-elles été relevées ? demanda le lieutenant pour changer de sujet.
— Oui. Quelqu’un a brûlé quelque chose de ce côté-ci.
Le major entraîna Cyril près de la lagune. Le sol était couvert de cendres. 99% de l’objet incendié s’étaient consumés, mais quelques éclats métalliques brillaient au soleil. Des fermetures éclairs, une poignée d’œillets et deux anneaux de bandoulières.
— Les sacs de voyage, murmura Cyril pour lui-même.
— Pardon ? s’enquit le major en tendant l’oreille.
— Ce sont des sacs de voyage, répéta Cyril en brassant le foyer avec une branche. Pougnard en avait deux la dernière fois qu’il a été vu en vie. Quant à ceci…
Cyril désignait un minuscule bout de papier épargné par les flammes.
— C’est un morceau de billet de banque. Cinquante euros.
— Le meurtrier a brûlé de l’argent ?
— Oui. Une bonne quantité, je pense.
— Qui brûle autant de billets ?
— Quelqu’un qui possède de gros moyens et pour qui ces liasses ne sont que de l’argent de poche, dit sombrement Cyril.
Le militaire se releva et observa le sol. Les seules empreintes de semelles autour du brasier étaient les leurs. Suivant son regard, le major répondit à sa question muette.
— Le tueur a effacé ses traces avec des feuillages. On en a retrouvé coupés en forme de balai, là-bas, dans le fossé.
— On fait difficilement plus professionnel.
— Effectivement. Cependant, nous avons un indice. Des empreintes de pneus. Elles avancent sur le chemin que nous avons emprunté, s’arrêtent à dix-douze mètres d’ici, puis repartent en marche arrière. La voie et l’empattement des roues pourraient correspondre à un SUV de taille moyenne. Nous avons fait des photos et un moulage en plâtre. Avec un peu de chance, le labo pourra déterminer le modèle de pneus, voire celui du véhicule.
— Conseillez-leur d’entamer leurs comparaisons par la Porsche Cayenne. Une idée comme ça… Ah, et cherchez dans les fourrés. Vous pourriez y trouver un Glock. Il appartient à ce conna… à Pougnard. Sa voiture peut aussi être dans les parages.
Sans plus de cérémonie, Cyril prit congé des enquêteurs et regagna seul son véhicule. Une fois à bonne distance des gendarmes, le militaire appuya longuement sur la touche 6 de son portable.
— Identification ?
— Figeac… commença à répondre Cyril, surpris de capter au milieu de cette étendue sauvage.
— Ah lieutenant, le coupa son interlocuteur. J’allais vous appeler. Alors ?
— C’est notre homme, monsieur. Homicide. Très pro. Pas d’indice sur les coupables, mais tout porte à croire qu’il s’agit de la même équipe. Ces gars effacent leurs traces. Ils ne veulent pas que nous remontions jusqu’à eux.
— Ces tueurs sont peut-être doués pour se volatiliser, mais les deux demoiselles de l’aéroport, beaucoup moins. Nous avons enfin les informations que vous nous aviez demandé. Une mauvaise nouvelle : chou blanc pour l’identification de l’appelant sur le portable personnel de Frédéric Pougnard. Numéro masqué, téléphone prépayé n’ayant servi que pour cet unique appel, et sûrement détruit ensuite. En revanche, bonne nouvelle, nous avons localisé d’où le coup de fil a été passé. L’aérodrome Léognan-Saurat.
— Jamais entendu parlé.
— C’est à une vingtaine de kilomètres à l’est de Mérignac. Seconde bonne nouvelle, les informaticiens ont eu du mal à arracher des informations à ces vieux tromblons d’ordinateurs de l’aéroport de Bordeaux, mais ils sont parvenus à restaurer l’historique de navigation. Devinez quel lieu les deux petites fuyardes ont recherché ?
— Au hasard… Léognan-Saurat ?
— Exacte. Vous connaissez votre prochaine destination, lieutenant.
Cyril rangea son portable et monta dans sa voiture en soupirant.
— Et allez ! Cinquante kilomètres dans l’autre sens !
– 27 –
Deux tasses de café fumantes en mains, Héloïse rejoignit Julianna assise sous le porche d’entrée de leur chalet.
— Merci, tu tombes à pic. J’ai les doigts gelés, dit Julianna en serrant avec délice son mug brûlant.
— Le dîner sera prêt dans une demi-heure environ, précisa Héloïse.
En revenant de Suisse, les deux amies s’étaient partagé les tâches. Héloïse avait repris son poste de guetteuse, perchée sur le belvédère, puis était rentrée préparer leur repas.
— Je ne t’ai pas raconté, reprit Héloïse avec malice. Quand le chauffeur a raccompagné Melchior au jet, ça a bardé. La vitre conducteur était en miettes, et le boss furax. Il a passé une soufflante magistrale au chauffeur. Je l’ai entendu aboyer d’ici.
— Le pauvre choupinet s’est fait engueuler par ma faute, plaignit Julianna, hypocrite jusqu’au bout des ongles.
Pendant qu’Héloïse assistait à la scène la plus réjouissante de ces derniers jours, Yanna était redescendue au village. D’une part, pour faire le plein de son monospace ainsi que d’un gros jerrican, car tomber en panne sèche en pleine libération d’otage ferait mauvais genre. D’autre part, pour remplir à ras bord les placards de leur cuisine. Le duo disposait maintenant d’assez de nourriture pour tenir un siège ( même si Héloïse et Julianna espéraient ne pas en arriver à cette extrémité). Enfin, Yanna avait fini de siphonner son compte bancaire en retirant un joli petit paquet de billets au distributeur. La moitié de la somme fila tout droit vers une enveloppe d’urgence planquée au fond d’une boîte de café. La seconde partie fut immédiatement dépensée au surplus militaire. Le matin même, Julianna y avait repéré plusieurs modèles de petites caméras. De celles utilisées par les zoologistes pour observer les animaux dans leur milieu naturel. La jeune femme avait acquis quatre exemplaires d’un modèle dernier cri, plus onéreux certes, mais doté d’une retransmission sans fil des images vers un petit écran. Julianna paya une nouvelle fois en liquide pour ne pas laisser ses coordonnées bancaires, et donc son identité, au vendeur. D’autant plus que Monsieur Muscles s’était montré très curieux de l’utilisation qu’allait faire Julianna de ces petits bijoux de technologie. Même si elle n’était plus à un mensonge près, la jeune femme avait pris grand soin de ne pas évoquer ses projets.
— Tiens, regarde cet écran, dit Julianna en remettant ses outils à côté de la roue de secours du Chrysler. Nous avons un retour en direct des quatre caméras. Le chalet et son chemin d’accès sont maintenant sous vidéosurveillance.
Hélo et Yanna avaient longuement discuté sur le chemin du retour. Les jeunes femmes n’avaient pas le don d’ubiquité, et leur seul point de chute à peu près sûr ne pouvait pas rester sans surveillance. Aussi, le duo avait résolu d’assurer ses arrières en transformant son refuge en quartier de haute sécurité.
— J’ai laissé le moins possible d’angles morts, mais il en reste, se désola Julianna. Une ou deux caméras supplémentaires auraient été idéales. Mais, bon, on fait avec les moyens du bord.
Leur situation demeurait inconfortable. Melchior, Balthazar et consorts étaient tout proches. Julianna avait la désagréable et persistante impression de sentir leur souffle sur sa nuque.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Héloïse.
La bricoleuse en herbe sirotait son café d’une main et, de l’autre, avait étalé sur ses genoux l’épais atlas routier qui végétait habituellement au fond du coffre de sa voiture.
— Résumons-nous, commença Julianna. Notre escapade du jour nous a livré beaucoup d’informations.
— C’était le but, non ?
Julianna décocha un regard noir à son amie.
— Un autre commentaire affligeant de sagacité ? Non ? Parfait. Donc, je disais que nous avions appris pas mal de choses. Premièrement, nous avons mis des visages sur les BCNI.
— Et des noms.
— Des surnoms, plutôt.
— Sauf pour le chauffeur. Il se prénomme Sylvain.
— Ah oui, c’est vrai. Deuxièmement, ton frère et ta mère sont en vie, mais ont été séparés. Troisièmement, nous avons localisé où les BCNI détiennent Nicolas, mais pas d’indice concernant Nathalie. Si ce n’est que Melchior et Balthazar ont parlé d’un “atterrissage là-bas”. Ils l’ont donc emmenée en avion.
— Sous-entendu, la seconde planque n’est pas la porte à côté, se lamenta Héloïse. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Il nous reste moins de 30 heures avant la fin de l’ultimatum.
— Effectivement, acquiesça Julianna, sincèrement désolée pour son amie. Ce sera court pour retrouver ta maman.
La jeune femme passa un bras autour des épaules d’Héloïse, et la serra fort contre elle. Après quelques secondes de câlin, Hélo esquissa un maigre sourire. Julianna tenta de redonner un peu d’entrain à sa meilleure amie.
— Concentrons-nous sur le positif et sur Nicolas, d’accord ? J’en étais où ? Ah oui. Quatrièmement, puisque Melchior vient de repartir avec les pilotes, il ne reste que Balthazar, Gaspard et peut-être le chauffeur auprès de Nicolas.
— Je ne suis pas fâchée que Melchior soit absent, se rassura Héloïse. Aucune envie de l’affronter. Le boss est taillé comme une baïonnette.
— Bien d’accord, confirma Julianna. D’ailleurs, ça me fait penser au point numéro six. Melchior a dit que “ça s’impatientait en haut-lieu”. Il a donc un supérieur qui tire les ficelles. Si Melchior est le Boss, nous voilà désormais avec un Big Boss.
— Cette affaire devient tentaculaire, maugréa Héloïse. Il va falloir la jouer serré.
— Le timing des BCNI aussi est serré. Point numéro sept, les ravisseurs ont une échéance à respecter. Ils ont parlé de quoi ? Mardi soir ? Non, mercredi soir. Oui, c’est ça, mercredi soir. Tu as une idée de ce à quoi ça correspond ? Un truc de prévu à l’hôtel ce jour-là, par exemple ?
Héloïse passa en revue les habitudes de leur établissement madérien.
— Il y a des soirées à thème presque tous les jours, réfléchit-elle à haute voix. Des visites guidées de l’île avec dégustation de produits locaux les lundis, mardis et jeudis. Vendredi et samedi sont occupés par les arrivées et les départs des touristes. Quant au mercredi, c’est un jour banal. Pas de navette maritime et peu d’avions. Non, je ne vois rien de particulier.
— Rien ne nous certifie qu’il doive se passer quelque chose à Madère, relativisa Julianna. Ça n’a peut-être rien à voir.
— Sauf que, point numéro… euh, on en est à combien ?
— Huit.
— Point numéro huit, mes parents sont loin d’être cleans dans cette histoire. Si j’ai bien compris, ils ont traficoté avec les BCNI, et ça s’est passé à Madère. Puis, c’est parti en cacahuète quand mon père a volé un truc essentiel à leurs magouilles. Maintenant, Melchior et sa bande sont prêts à tout pour mettre la main sur ce “truc” et sur mon père. Ah, j’oubliais. Melchior espère se servir de moi comme appât. Ce type est charmant.
— Neuvièmement, ceci confirme que les BCNI n’ont pas chopé ton père. Il est en fuite, certes, mais libre comme l’air.
— Oh, celui-là, quand je lui mettrai la main dessus…
Héloïse ne précisa pas le fond de sa pensée, mais Julianna avait toute confiance en la ténacité de son amie pour faire définitivement passer l’envie à Gérard de s’acoquiner avec la vermine.
Yanna hésita un instant, mais préféra garder pour elle le point numéro dix. Celui qui la taraudait depuis le simulacre de mutilation ce midi. Nicolas ne portait pas de bandeau, et les ravisseurs agissaient à visages découverts. Le garçon saurait parfaitement décrire